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«La plus grande désillusion pour les travailleurs, c'est leur syndicat UGTA»
Adel Abderrezak. Professeur à l'université de Khenchela et ancien porte-parole du CNES
Publié dans El Watan le 30 - 04 - 2015

«Seule une révolution démocratique à l'intérieur de l'UGTA, qui viendrait de la base syndicale et serait confortée par des mouvements sociaux forts et organisés, pourrait rétablir les espérances d'un nouveau syndicalisme», préconise Adel Abderrezak.
- Chaque année, le 1er Mai est célébrée la Journée internationale de la solidarité des travailleurs. Cependant, en Algérie, cette journée mobilise de moins en moins, signe d'un affaiblissement du mouvement syndical. Pourquoi selon vous ?
Le 1er Mai reste une date importante pour les travailleurs et tout le mouvement ouvrier et syndical dans le monde. Dans un contexte mondial où les politiques libérales ont participé à la désindustrialisation du monde et à l'émiettement du travail et de la classe ouvrière, il est difficile d'espérer une réactivité à la mesure des moments euphoriques du mouvement ouvrier dans les années 1960-1970.
Les modèles autoritaires de gestion des entreprises et la financiarisation des économies contribuent à casser les ressorts de l'organisation des salariés et leur combativité. Ceci dit, la résistance sociale et ouvrière reste intacte et les référents historiques du mouvement syndical et ouvrier n'ont pas disparu. Les salariés en Europe, le mouvement populaire et Syriza en Grèce ou Podémos en Espagne résistent et suggèrent de nouvelles espérances. Le 1er Mai a toujours du sens.
En Algérie, les privatisations et la précarisation programmée du salariat algérien sans oublier le capitalisme compradore (version islam marchand ou oligarque à la russe) y sont pour quelque chose. La force de frappe des travailleurs a été altérée par cette libéralisation sauvage surnommée par euphémisme «la transition à l'économie de marché». Nous avons transité vers la bêtise, vers la casse : un chômage sans précédent, des prix qui montent sans fin, des salaires immédiatement dévalorisés après leur augmentation, etc. Comment voulez-vous que les salariés, les jeunes «anémistes» et les fonctionnaires contractualisés se mobilisent et fêtent leur 1er Mai dans ce contexte de déprime sociale ?
La plus grande désillusion pour les travailleurs c'est leur syndicat, l'UGTA. Si les syndicats autonomes sont structurés dans la Fonction publique, l'UGTA reste le «principal» syndicat ouvrier, même si sa bureaucratie ne l'est plus depuis très longtemps. Elle a occulté cette fête et participe à l'effacer de la mémoire ouvrière et sociale.
Les jeunes générations de travailleurs salariés n'ont quasiment jamais marché le 1er Mai et intégré l'idée que la solidarité et l'unité peuvent changer les choses. Car manifester le 1er Mai en force, c'est faire contrepoids à cette bourgeoisie algérienne affairiste et prédatrice qui s'enrichit par la corruption, la privatisation de l'argent public et l'injustice sociale.
- L'UGTA, née dans un contexte révolutionnaire, aujourd'hui critiquée de toutes parts, a-t-elle définitivement cessé d'assumer son rôle ?
La Révolution nationaliste n'est pas la révolution sociale. Bien que l'UGTA ait été influencée par les syndicats et le mouvement ouvrier français, elle s'en est vite détachée pour rentrer dans le format FLN. Depuis l'indépendance, elle traîne cette culture de la bureaucratie politique au pouvoir où fonctionnement démocratique et autonomie du pouvoir ne font pas son identité syndicale.
Malgré des velléités d'autonomie et d'engagement concret auprès des travailleurs (du secteur public en particulier) l'UGTA a perdu toute crédibilité. Les Dammène Debbih des années 1970 ne sont plus possibles dans l'UGTA d'aujourd'hui. Benhamouda était la dernière expression d'une «voie ouvrière» dans l'appareil syndical malgré sa proximité au pouvoir. L'appareil de l'UGTA et sa direction large ont définitivement déprolétarisé (au sens politique) et désyndicalisé ce syndicat.
La plupart, si ce n'est la totalité de ses dirigeants sont dans l'affairisme et la prédation, sont dirigeants dans les appareils des partis RND et FLN au pouvoir. Sidi Saïd n'est qu'un relais vulgaire et inconsistant d'un pouvoir qui le finance et le protège. Ses moments populistes-ouvriéristes ne sont que de la mise en scène pour garder le cap d'une UGTA définitivement domestiquée. Sa nomination, il la doit au pouvoir et non à une élection démocratique des travailleurs syndiqués.
De ce point de vue, seule une révolution démocratique à l'intérieur de l'UGTA, qui viendrait de la base syndicale et serait confortée par des mouvements sociaux forts et organisés, pourrait rétablir les espérances d'un nouveau syndicalisme. En fait, les travailleurs ont deux solutions possibles. D'abord, libérer l'UGTA de sa bureaucratie affairiste, ce qui suppose une implosion ouvrière et une réactivité des syndicalistes de base qui impactera l'appareil de l'UGTA et permettra aux travailleurs d'impulser une vraie dynamique de rénovation syndicale.
Ce serait un «printemps ouvrier» pour un renouveau syndical. Le pouvoir, ses clans et ses oligarques n'accepteront jamais une telle possibilité. L'autre solution, qui paraît plus évidente, est que les travailleurs se libèrent de l'UGTA et se donnent un nouvel outil syndical. L'expérience du terrain montre combien ce scénario est plus compliqué et la démultiplication des syndicats autonomes au sein des travailleurs participe à l'émiettement. Pour le moment, les intérêts moraux et matériels des travailleurs sont défendus par les travailleurs eux-mêmes quand ils arrivent à s'organiser et à résister.
Les grèves ouvrières sont encore nombreuses. Les grèves de la faim se multiplient et traduisent l'isolement de travailleurs qui se battent, abandonnés par leur syndicat. Par contre, quand les travailleurs de Rouiba s'agitent, la centrale et le gouvernement paniquent. Les travailleurs de la zone industrielle de Rouiba et leur union territoriale restent la boussole et en même temps le thermomètre du mouvement ouvrier syndicalisé.
- Le patron de l'UGTA assume sans rougir que «son» organisation est «un syndicat du pouvoir». Comment analysez-vous le processus qui a conduit l'UGTA à se jeter dans les bras du pouvoir ?
Le déficit démocratique dans l'Etat et la société dure depuis 1962. Les Algériens de façon générale et les travailleurs ont grandi et évolué dans un univers social et culturel qui ne permet ni de se poser des questions, ni de réfléchir, ni d'intégrer les acquis du monde qui lutte, ni de s'ouvrir aux idées et encore moins de se construire par la culture démocratique. Ce formatage vient de loin ; l'autoritarisme de l'Etat et la politique d'acculturation menée par le pouvoir ont empêché l'émergence de générations réceptives aux idées, culturellement éveillées et politisées par le dynamisme de la société et de l'action politique.
L'Etat privatisé par le clan d'Oujda s'est subordonné la société et, par son cadrage autoritaire des Algériens, a empêché l'émergence d'une élite politique, syndicale et culturelle à la mesure des enjeux de transformations politique et sociale attendues par la société. Les dirigeants et cadres syndicaux sont souvent venus à la responsabilité syndicale par cooptation. Ni parcours militant, ni engagement critique, ni actions d'animation de lutte.
Ce sont des bureaucrates forgés dans la culture du parti unique et politisés par des enjeux d'appareils. Tout cela prédispose le syndicat et son appareil au «beniouiouisme». Quand certains tentent une démarche de rénovation et sortent des règles bureaucratiquement établies, c'est l'exclusion. Badaoui, le syndicaliste des travailleurs des Douanes, en a fait les frais : exclu de son travail et de l'UGTA en 2005.
L'exemple même d'une connivence organique entre l'administration et la direction de l'UGTA. Le pouvoir a la rente comme moyen de dissuasion et la pression comme gage de soumission. Le patron de l'UGTA est dans un jeu d'intérêts qui peut lui coûter cher. Il a intérêt à brader son organisation syndicale pour les besoins d'un pouvoir politique qui régule la société par l'omnipotence. Il a perdu toute liberté et celle de l'UGTA qu'il dirige. Il est là pour jouer un rôle qui lui a été commandé.
- Les syndicats autonomes, s'il ont permis un nouveau souffle syndical, n'ont pas pu construire une alternative. Quelles en sont les raisons ?
Les syndicats autonomes sont d'abord nés en réaction à ce qu'est l'UGTA ! Ils ont pris forme à la faveur d'Octobre 1988. Ils se sont libérés de la logique du SGT qui mettait tous les salariés sur le même plan. D'où le corporatisme exacerbé chez les syndicats autonomes où chaque métier balisait sa survie. Ils ont construit des expériences différentes pour concurrencer et défaire l'UGTA bureaucratique. Ils ont fortement mobilisé, appris à se structurer et produit une militance nouvelle.
C'est leur mérite. Mais ils se sont trop focalisé sur les salaires, occultant les macrorevendications. Ils ont entaché leur fonctionnement par des pratiques bureaucratiques. Certains de leurs responsables sont travaillés par les ambitions et les rapports de pouvoir. L'activisme forcené les éloigne de la nécessaire réflexion critique et intellectuelle. Ils ont peu de passerelles avec les autres acteurs du mouvement social.
Leur décryptage de la réalité économique et sociale est simpliste et partielle. Les syndicats autonomes ne peuvent être une alternative car ils sont fragiles, pas suffisamment expérimentés, dépourvus de maturité programmatique et atomisés à l'excès. Mais ils participent substantiellement à créer les conditions d'une nouvelle «cartographie syndicale» où les racines ouvrières du combat syndical doivent se conjuguer avec les frustrations aiguës des couches moyennes. C'est le point de départ objectif au frontisme syndical.
- Le déclin du syndicalisme signifie-t-il le triomphe du marché ?
Le déclin du syndicalisme renvoie d'abord à cette mondialisation financière qui enterre la révolution industrielle et fait du capitalisme un système improductif. La classe ouvrière, qui produit la valeur-travail transformée en profits, n'a plus sa place. Elle est remplacée par cette ruralité chinoise surexploitée dans l'atelier-monde des produits manufacturés. Le capitalisme vit des services et se reproduit par la salarisation des couches moyennes. Donc l'assise historique du syndicalisme est altérée dans l'économie-monde.
Chez nous, le caractère rentier de la politique économique et la libéralisation de l'économie et du commerce déstructurent une classe ouvrière en formation avec les industries industrialisantes. La contractualisation, l'emploi précarisé par l'ANEM, la flexibilisation du travail, le chômage important, les menaces permanentes sur l'emploi public poussent les travailleurs à être sur la défensive. Le syndicalisme d'entreprise est au plus bas niveau.
Par contre, la désyndicalisation ouvrière est compensée par celle du salariat de la Fonction publique qui continue à faire contrepoids à la politique du «laisser-faire, laisser-aller» du gouvernement. L'effondrement financier est une possibilité aujourd'hui. Les travailleurs sont inquiets et le suicide de notre économie pousse à l'implosion. Sans une force sociale organisée, attentive aux besoins sociaux mais consciente de la géostratégie mondiale et régionale, il n'aura pas d'espérances concrètes.
Le 1er Mai est l'occasion de se poser les bonnes questions, d'ouvrir un débat entre syndicats et mouvements sociaux sur les incertitudes de demain, mais aussi sur les possibilités de changer les choses et par quelles modalités organisationnelles matérialiser ce changement tant attendu par la société.


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