Cinq syndicats autonomes – Cnapest, Snapest, Snapap, Satef, Unpef – sont à la tête d'un mouvement de protestation monstre qui paralyse le secteur de l'éducation. D'autres mouvements de débrayage sont programmés pour les prochains jours, notamment dans les secteurs de la santé, de l'enseignement supérieur et de l'administration. Le potentiel mobilisateur des syndicats autonomes ne cesse de croître, une évidence que les pouvoirs publics s'entêtent à ignorer. Le dialogue social peut-il s'instaurer dans l'exclusion de ces syndicats ? Le refus de la reconnaissance des syndicats autonomes comme partenaire social ne date pas de cette grève. Ce n'est pas nouveau. Le mouvement syndical autonome, depuis son apparition après la Constitution de 1989, à de rares exceptions, a toujours buté sur le refus des pouvoir publics d'ouvrir un dialogue social comme le stipulaient pourtant les lois sociales. Je rappelle à ce titre les lois 90-02 et 90-14 qui régissent l'activité syndicale et le dialogue social en Algérie. Les pouvoirs publics n'ont jamais négocié ni amorcé un dialogue autour des revendications socioprofessionnelles des travailleurs. Des revendications aussi vieilles que le mouvement syndical autonome lui-même. Ce qui est par contre nouveau, surtout depuis les trois jours de grève des syndicats autonomes de la Fonction publique en février 2008 et la grève unitaire d'avril 2008, c'est l'apparition d'un mouvement de résistance sociale. Un mouvement de résistance qui s'installe dans la durée, qui profite du recul des luttes politiques des partis traditionnels et qui traduit aussi la mutation du syndicalisme autonome d'une identité corporatiste qui l'a toujours caractérisé en syndicalisme unitaire. Cette mutation est particulièrement visible dans le secteur de la Fonction publique où les luttes syndicales associent à la fois les travailleurs des secteurs de l'éducation, de la santé, de l'administration, etc. L'apparition des actions unitaires dans la Fonction publique est essentiellement due au fait que les revendications sont communes. Les syndicats autonomes n'ont de ce fait d'autre option que de transcender leur corporatisme pour revenir au syndicalisme unitaire, seul à même d'instaurer un rapport de force nouveau sur la scène sociale et syndicale. On le voit très bien, c'est la première fois depuis 2003 que les trois paliers de l'éducation nationale sont totalement paralysés. L'impact de cette grève est immense. Le gouvernement ne donne aucun signe de fléchissement de sa position, de sa logique. Quel est votre commentaire ? Les pouvoirs publics ne peuvent pas camper éternellement sur cette position qui s'apparente à un déni de la réalité. Tant que le mouvement syndical autonome était corporatiste, les pouvoirs publics pouvaient encore manœuvrer. Cette marge de manœuvre devient moins évidente avec ce syndicalisme autonome, nouveau, associant tous les travailleurs de la Fonction publique et adoptant des luttes unitaires. Le déni de la réalité ne pourra pas durer éternellement. Aussi j'ajoute que cette résistance sociale traduit incontestablement l'échec du pacte économique et social. La réalité vient de les rattraper, pour leur dire, une fois encore, qu'il n'y aura pas de paix sociale en Algérie si les pouvoirs publics ne comprennent pas une vérité historique irréversible : seule l'ouverture du dialogue social et la reconnaissance du mouvement syndical autonome comme partenaire à part entière pourra permettre à notre pays d'avoir des mécanismes régulateurs de dialogue social autour des revendications socioprofessionnelles. L'Ugta a déserté le terrain des luttes sociales, l'appareil est-il voué à disparaître au bénéfice du mouvement syndical autonome ? Je vous donne deux exemples édifiants, qui traduisent à mon sens les contradictions qui agitent actuellement l'Ugta. Le renouvellement, l'été dernier, de la section syndicale UGTA d'ArcelorMittal est un exemple de mouvement syndical démocratique et revendicatif. Pour défendre leur usine, leur emploi, les travailleurs d'El Hadjar ont repris en main leur section syndicale. Cela s'est fait de manière très démocratique. Pourtant, ce mouvement s'est opéré à l'intérieur de l'UGTA. Cette contradiction n'est pas un cas isolé. On peut rappeler la coordination des syndicats de l'éducation mise en place dans les années 1990 par le regretté Redouane Osmane ; c'était sous l'égide de l'UGTA. Cette coordination était le véritable ancêtre des syndicats autonomes de l'éducation. Le deuxième exemple nous vient du syndicat UGTA des travailleurs du port d'Alger. Les luttes des travailleurs de ce secteur névralgique par excellence sont tout aussi édifiantes. La dynamique actuelle, insufflée par les syndicats, les syndicats autonomes surtout, est en train de pénétrer, par capillarité, à l'intérieur de l'UGTA. Une dynamique qui accentue les contradictions qui existaient déjà entre l'appareil syndical traditionnel de l'UGTA, qui lui a depuis des années abandonné les luttes revendicatives pour devenir un partenaire à part entière des pouvoirs publics et qui a validé toutes les politiques économiques et le segment revendicatif à l'intérieur de l'UGTA qui subsiste et persiste toujours. Conclusion : le syndicalisme revendicatif et démocratique à l'intérieur de l'UGTA n'a pas disparu. Pourquoi, selon vous, les syndicats autonomes n'arrivent-ils pas à investir le secteur économique ? C'est lié à l'histoire et aux limites du syndicalisme autonome tel qu'on l'a connu dans les années 1990, c'est-à-dire corporatiste. Mais attention, même dans le secteur économique, on commence à se battre avec les valeurs du syndicalisme autonome. Autrement dit, un syndicalisme démocratique, revendicatif. Dans ce climat de détresse sociale couplé avec les effets de la crise économique, le secteur économique ne peut pas rester en marge de la dynamique actuelle. Il n'est pas exclu de voir en son sein l'émergence de syndicats autonomes si des réponses ne sont pas apportées aux revendications socioprofessionnelles de l'ensemble des travailleurs. Tout dépendra de la capacité du syndicalisme autonome à transcender ses clivages corporatistes ; il pourrait, le cas échéant, servir de repaire pour le syndicalisme dans le secteur économique, public ou privé.