Kader Ferchiche vient de publier aux éditions Apic son quatrième roman en Algérie, Absolue canicule. Le roman fait partie des douze finalistes du Prix Escales littéraires qui sera remis le 28 septembre. En voici un deuxième extrait. Dans le sommeil paradoxal, sur ses gardes, il sent son sang qui gicle d'elle. Sa bile noire travestit son humeur mal endormie. Il revoit sa bien-aimée à qui il n'a jamais rien avoué du caprice luxuriant qu'elle abonde en lui. Elle se dérobe. Il lui crie : «N'as-tu pas ressenti autre chose que l'amour pour venir me tenter une nouvelle fois dans ce rêve, viens m'extraire de là où personne ne va, toi qui jamais n'a entendu les trémolos de ma voix. Juliana, t'imagines-tu que je dors ? Mon cœur vibre à ton pas. Je suis éveillé à toi. Qu'attends-tu pour me connaître ?» (…) Samuel Berbéri est happé par la nonchalance criarde du jour qui commence matinalement à corroder l'atmosphère ambiante. Encore un jour de four au thermostat bloqué sur cuisson maximale de la planète. La crémation empire ! Le café s'est affadi. Il craint de ne pas supporter l'air agressif dans la rue. Depuis qu'il est en repos pour reprendre des forces avant sa nouvelle mission, il n'a pas le courage d'aller jusqu'à la boulangerie du coin acheter des viennoiseries dominicales, à l'épicerie prendre du beurre et de la confiture et chez Maxime, le buraliste, récupérer le journal pour les nouvelles du jour, les nouvelles qui le déprimeraient pour le restant de la journée. Les effets de la canicule par là, une catastrophe par ci, un meurtre non élucidé, une guerre qui s'éternise et une guerre qui se déclare, les habituels discours politiques mensongers. Que de la platitude mouvementée ! Samuel est fatigué malgré les longues heures de repos de la nuit troublées par un rêve précipice vertigineux. Il s'est levé en sursaut pour en transcrire le tournis. «Rien. Silence. La belle sourit comme une Joconde mystérieuse et s'efface dans une orée grisâtre. L'aimée emplit son être de la puissance de ce qu'elle seule pourrait donner, son complément de vie. Elle, elle possède toutes les clés et va partout au plus profond. Toutes ses failles lui sont permises, sans remords et sans crainte de s'y perdre. Muette, elle s'insinue là où personne ne se gare jamais. Elle respire le même souffle du matin que lui. Au bord de la falaise en précaire équilibre, juste avant que l'alarme du lever le sauve, les dernières paroles décisives restent hésitantes». La faiblesse l'envahit. «Je ne t'aime pas pour ce que je veux que tu sois, mais parce que je suis ce que tu es». La sève monte sans échappatoire, elle s'accumule en lui, et il dépérit. On frappe à la porte. Une musique crache un crescendo grandissant. Quelques notes de piano de l'adagio du concerto n°23 de Mozart. Le mouvement préféré de son ami Gustave Fleury qui l'a embarqué dans son téléphone. Il signale toujours sa présence par cette magistrale entrée en matière tiré de son mobile dont le son amplifié vaut celui d'un petit caisson de haut-parleur. Samuel Berbéri fait entrer celui qui est le bienvenu dans ces moments de bourdon sans issue. - Alors mon Sam, on s'enferme pour se protéger de l'enfer, on oublie seulement que l'enfer est au fond de chacun d'entre nous et qu'à côté, les turbulences ensoleillées ne sont qu'un aperçu doucereux de ce qui nous ronge de l'intérieur. L'absolu est dans la canicule ! Viens consigner ta plaque solaire cérébrale, tu verras qu'elle aura vite chargé son accumulateur. «L'enfer ? Gustave n'a pas tort. Peut-être ai-je signé le pacte de trop avec le diable ? Il me le rend bien. Me décomposerais-je en un jurement luciférien que je ne maîtrise pas ?» - J'ai apporté des bières, je vais les mettre à refroidir. Gustave fait comme chez lui. Il s'approche de la chaîne audio pour mettre d'autorité un CD, le même, Kashmir de Led Zeppelin, range les boissons dans le frigo et décapsule deux bières qui s'y trouvaient, derniers reliquats planqués dans le compartiment du bas sous une lourde pellicule de glace. - Ecoute, écoute, fais le silence en toi, laisse tout disparaître. Rien ne vaut que de se laisser entraîner dans ce rythme ensorcelant, propose-t-il à Samuel qui s'allonge à même le sol froid pour se régénérer de son réveil traumatique. Là, il palpe sa dégénérescence ! (…) D'un seul coup Gustave Fleury soulève sa lourde carcasse. - Si on passait la journée dehors. On prend les vélos, un casse-croûte au magasin du coin, deux bonnes bouteilles de vin qu'on récupèrera fraîches chez le caviste, et à nous l'oubli. On s'explosera dans le jaune sec qui nous entoure. On détruira la sécheresse en l'affrontant, on liquidera la calcination qui nous décime à petit feu. Quitte ou double ! C'est elle ou nous ! Affaire classée. Nous disparaissons par le feu, et nos tisons renaîtront dans une autre nébuleuse. Je te dirais comment je compte transcender l'éphémère. J'y réfléchis fréquemment ces derniers temps. (…) Les deux compères ont trouvé la vieille maison abandonnée au milieu d'un champ de blé dont les plants peinent à pousser, carbonisés avant de pouvoir élever leurs graines farineuses. Les nuages grisâtres des rejets des usines proches font des dessins apocryphes, diluant des dégagements toxiques d'œufs pourris garantis mortels à faible dose. Les deux hommes suffoquent d'un manque d'air dont l'échauffement ne laisse rien filtrer, hagards sous la réverbération du soleil qui ne lâche pas prise sur les êtres et les choses. Tout est écrasé par la torpeur qui saisit cette journée estivale à en dégueuler. - Mire, Sam, on dirait un fantôme qui crapahute dans le ciel, surgit de la noirceur du soleil, clame Gustave en avalant une lampée de vin, montrant de sa main charnue l'immensité triste et blafarde de la voûte céleste fatiguée qui vire à l'orange sale trempée dans du marron filamenteux. Sam zieute l'annulaire de Gustave, évitant de porter son attention sur les échevelées vrilles de nuages qui dessinent une forme inquiétante. Gustave expertise le réel désossé dans ses histoires de fantômes mutants, d'extraterrestres venteux qui poussent le cortège d'une galaxie à l'autre. Les contours des vapeurs nuageuses se condensent dans son état second en improbables expressions édentées. Gustave Fleury hurle être le descendant d'une lointaine créature venue des profondeurs insondables de la galaxie. - Je le connais ce fantôme, il me nargue parce que je suis à un tournant de ma vie. Samuel est abasourdi. Dans quel voyage toxicomane est-il embringué, avec l'accélération perverse de l'alcool ? Il se raidit du fruit de la vigne qu'il sirote comme du petit lait. - Personne n'est jamais allé là où je suis parti avec toutes les drogues que j'ai essayées, avec le retour garanti et l'angoisse de ne pas y être resté, insiste Gustave. - Tôt ou tard, tu n'en reviendras pas, mon Gustave, ne tente pas le destin. Je te préfère vivant à mes côtés que sous un tas de terre au cimetière. C'est quoi ce tournant dans ta vie ? - Patience, je te le dirai plus tard. Le fantôme me surveille ! (…) Un troupeau de chèvres squelettiques sur le bord du chemin broute dans les buissons calcinés quelques brins verdâtres rescapés, pour nourrir les estomacs resserrés par la faim. Leur berger ne paye pas de mine, affublé d'un grand chapeau mexicain, jadis chamarré, aux couleurs effacées par le soleil. Un bref salut au paysan du dimanche, pas affolé de devoir chercher et encore chercher des herbes clairsemées pour ses bêtes. - Bon dimanche, les gars, attention au soleil. Attention au soleil ! Je vous aurai prévenu ! Il passe son chemin, sagement, docte. Gustave bêle pour se rapprocher du genre caprin, faisant une cabriole dans laquelle il manque se briser les os. Le pâtre ne se retourne pas, il semble ne pas avoir été là. Au détour de chemin, il disparaît. Samuel se met à douter de son existence. L'apocalyptique a pris possession du sentier.