Par Ali Mebroukine Professeur d'université Une situation globale très dégradée Il n'est pas excessif d'affirmer, en cette fin de l'année 2015, que les marges de manœuvre dont dispose le gouvernement vont se réduire comme peau de chagrin dans les années qui viennent. Certes, aucun expert pétrolier n'est en mesure, a priori, d'évaluer le prix du baril pour 2017-2018. Ce qui est sûr, c'est que le prix du brut ne dépassera pas les 70 dollars d'ici fin 2016. Pour faire face à ses engagements et notamment mettre en œuvre le plan quinquennal 2015-2019, l'Etat aurait besoin de vendre un baril à 120 dollars. Notre pays n'a tiré aucune leçon des tribulations qu'il a commencé à connaître à partir de 1986. La première crise grave depuis l'indépendance avait duré quelque 13 ans, puisqu'aussi bien le deuxième accord d'ajustement structurel avec le FMI, dit «accord de facilité de financement élargi», couvrait la période 1995-1998. La tragédie nationale qui a causé la mort de 200 000 personnes, déplacé 3,5 millions de nos compatriotes et infligé des dégâts matériels à l'économie et aux infrastructures pour 20 milliards de dollars, a été passée par pertes et profits. La chute brutale des prix du brut en 2008 a conduit le législateur à adopter une loi de finances complémentaire (juillet 2009) qui n'a pas fait évoluer d'un iota la nature de l'économie algérienne, alors qu'elle s'inscrivait prétendument sous la bannière du patriotisme économique. Il n'est pas jusqu'à la baisse continue des prix de l'énergie, à partir de juin 2014, qui n'ait suscité aucune réaction constructive de la part du Policy maker, jusqu'au moment où le FMI, la Banque mondiale et le Pr A. Benachenhou, dès 2009, (dans les colonnes d'El Watan des 20 et 21 janvier 2009) ont décidé de sonner le tocsin. L'Algérie est dépendante de l'extérieur dans tous les domaines : agriculture, industrie, biens de production, biens intermédiaires, biens de consommation, services. Elle exporte bon an mal an pour un milliard de dollars de produits primaires ou sénescents. On comprend, dans ce cas, que l'ancien Gouverneur général de la Banque d'Algérie (ci-après BA), Abderrahmane Hadj Nacer, refuse de participer au débat sur l'économie algérienne, dès l'instant que l'ensemble des activités qui y relèvent échappent aux lois économiques les plus objectives, parmi lesquelles, mais pas seulement, les lois de l'offre et de la demande. Il est indéniable que l'économie algérienne est devenue aujourd'hui une sorte d'économie vaudou, au sein de laquelle l'informel est en position dominante puisqu'il représente quelque 50% du PIB, soit un des taux les plus élevés au monde. Ceci dit, il est douteux a priori que les réformes de structure que l'Algérie n'a pas engagées depuis l'instauration de l'économie de marché, et particulièrement durant toute la période où le montant des réserves de change variait entre 200 et 300 milliards de dollars, puissent être appliquées dans un contexte qui sera caractérisé par la rareté des moyens de production, la contraction des dépenses publiques et la dégradation du pouvoir d'achat de celles et ceux sur lesquels repose le démarrage de l'économie algérienne. Pour se doter d'une école digne de ce nom, d'un système de santé efficient, entretenir des voies de communication construites à grands frais, récompenser le mérite et l'effort, il faut que l'Algérie dispose d'importants moyens financiers. C'est la gestion calamiteuse de l'argent public qui est la cause du marasme d'aujourd'hui et pas le montant très généreux de la manne pétrolière. Ceux qui pensent que l'érosion durable de celle-ci doit être regardée comme une bénédiction versent dans l'irénisme. Bien loin d'inciter les Algériens à produire, la chute des cours du brut risque d'aggraver la démotivation des agents économiques, élargir le périmètre du marché informel, ressusciter un système D, qui, certes, ne sera plus irrigué par les dernières effluves de la rente pétrolière, mais sera alimenté par les pratiques commerciales déloyales, l'évasion fiscale, la corruption et la criminalité organisée. Il faut conserver un peu de mémoire. La croissance de la production industrielle en Algérie, au début des années 1980, a été remise en cause par le tarissement des ressources financières suite à l'effondrement des prix du brut en 1986. La dégradation du pouvoir d'achat qui en a résulté pour l'ensemble de l'élite algérienne a eu pour effet un recul spectaculaire de son adhésion à l'effort de développement du pays. Il en sera de même si les cours du brut ne décollent pas avant 2017. Des mutations socioculturelles radicales Ce que certains observateurs n'ont pas encore compris ou feignent d'ignorer, c'est que l'Algérie de 2015 n'a plus rien à voir avec l'Algérie des années 1980 ou même 1990, encore moins avec celle des années 1970 que Houari Boumediène avait cherché vainement à mobiliser pour l'extirper du sous-développement. Désormais prévalent des situations anomiques qui ont fait voler en éclats l'illusion de l'Etat de droit, que 27 ans de constitutionnalisme libéral ont été impuissants à façonner, fût-ce à la marge. Sont en train de se multiplier les micro-sociétés dans un vaste ensemble national fantomatique dont chacune dispose de ses propres codes, règles et usages. Les liens primordiaux caractéristiques de la société algérienne précoloniale (codes culturels disparates, particularismes locaux, allégeances périphériques, autonomie des groupes et des individus par rapport à un Etat central perçu comme extérieur par rapport à son champ social, liens familiaux renforcés, endogamie, absence totale d'articulation entre les différentes structures sociales) jurent de plus en plus avec la sécularisation progressive de l'espace public que favorisent la fin de la transition démographique, l'entrée massive des femmes dans le monde du travail, le recul spectaculaire du patriarcat, surtout dans les villes, où vit désormais une majorité d'Algériens (25 millions sur 40). Or, le passage à l'économie de marché suppose que l'Etat reste le garant de toutes les règles du jeu : le respect des règles de la concurrence, l'attribution et la protection des droits de propriété, la fixation des normes techniques et alimentaires, la sauvegarde de la propriété intellectuelle. Son rôle de régulateur ne peut pas s'accommoder de l'émiettement de la société algérienne en micro-organismes, agissant chacun selon sa rationalité propre. En 53 ans d'indépendance, l'Algérie n'a pas été en mesure de construire un Etat fonctionnel ; les défaillances organisationnelles et celles relatives aux allocations de l'Etat (dues à la rationalité très limitée de ce dernier), ont été un invariant de l'histoire de l'Algérie indépendante. Ce n'est pas au moment où ses ressources financières se raréfient que l'Etat algérien pourra recouvrer les propriétés comportementales qui permettront d'assurer le développement d'une économie productive dans le respect des lois du marché. Affirmer le contraire, c'est une nouvelle fois subvertir l'opinion publique. Même en privilégiant l'hypothèse selon laquelle le sous-sol algérien renfermerait des quantités encore importantes de ressources fossiles, ce sont des dizaines de milliards de dollars qu'il faudra engager dans les 15 ans qui viennent pour explorer et exploiter les puits existants. Le recours à l'expertise étrangère sera inévitable, alors que les prix des services pétroliers ont connu, au cours de ces 10 dernières années, une majoration considérable, et qu'à tous égards il faudra songer à l'élaboration d'une nouvelle loi sur les hydrocarbures qui soit beaucoup plus attractive pour le partenaire étranger. En attendant, les Energies non renouvelables (ENR) ne représentent, en 2015, que 0,05% du bilan énergétique national, ce qui est une tragédie au regard des avantages comparatifs dont jouit notre pays, notamment dans le solaire. De la même manière, cinq décennies après l'indépendance, comment expliquer que notre pays ne maîtrise pas encore le cycle complet du combustible fossile ? Le caractère illusoire des remèdes suggérés Il sera très difficile de convaincre les Algériens de renoncer aux habitudes de consommation qui remontent au début des années 2000, ainsi qu'aux subventions qui existent depuis plus de 50 ans et sont considérées comme des acquis sociaux. Le litre de gasoil à 15 DA, le litre de carburant à 22 DA, le kWh d'électricité à 4 DA, le soutien aux produits alimentaires importés ; tout cela constitue une charge énorme pour le budget de l'Etat et on ne peut approuver le maintien de telles subventions, dès lors qu'elles donnent lieu à d'immenses gaspillages connus et admis. Pas moins de 30% de la richesse du pays reversée aux populations sous forme de subventions et de transferts sociaux n'est pas tenable à terme. Pour les carburants et l'énergie électrique, la situation est funestement simple. La satisfaction de la demande locale en produits pétroliers raffinés induit une diminution importante de l'offre exportable en pétrole brut. Une consommation d'énergie électrique en augmentation, ce sont des centaines de millions de m³ de gaz naturel nécessaires à la production de l'électricité qu'il faudra déduire des quantités exportables. Mais, au-delà, c'est le ciblage des catégories sociales éligibles aux subventions qui pose problème. Aucune institution officielle ne dispose d'une connaissance de la formation des revenus en Algérie. Les seuls connus sont ceux qui résultent de la fiche de paie des salariés dans laquelle est indiqué le salaire brut dont sont défalqués les différents prélèvements obligatoires. Quid des millions d'Algériens qui travaillent dans le secteur informel sans fiche de paie et sans immatriculation à la CNAS ? Quid des millions d'Algériens (dont le nombre va encore grossir) qui ont un pied dans le secteur institutionnel et un autre dans l'informel ? Ces catégories continueront-elles à bénéficier des subventions ? S'agissant du prix de l'électricité, dans un premier temps, la hausse ne touchera pas le client ordinaire, mais ceci ne règle pas la question de la rationalisation de la consommation de l'énergie électrique sur le moyen terme. En outre, la circonstance qu'elle affectera désormais les industriels peut priver l'Algérie d'un avantage comparatif pour la promotion de l'investissement industriel, sauf à imaginer des exceptions dont pourraient bénéficier les entreprises qui créent le plus de richesses et d'empois. Tout est lié au mode opératoire utilisé et à l'adhésion des entreprises à la nouvelle politique algérienne des investissements (si l'Ethiopie a pu devenir le nouvel atelier du monde, c'est, en partie, en raison du fait que les entreprises qui créent le plus de valeur ajoutée sur son territoire sont totalement exonérées du paiement de toutes les charges). De la même manière, le principe constitutionnel de l'égalité de tous devant la loi continuera-t-il à être malmené au regard de la segmentation délibérément voulue par le pouvoir (bien avant le retour de A. Bouteflika aux affaires) qui veut qu'il y ait deux catégories d'Algériens : ceux qui appartiennent à la famille révolutionnaire et ceux qui n'y appartiennent pas. Le nombre des premiers s'est considérablement étoffé à rebours du simple bon sens ; ceux-ci bénéficient d'exonérations et d'exemptions sur une foule de prestations du service public (lestant ainsi les dépenses publiques d'un fardeau supplémentaire), alors que ceux-là doivent en acquitter le prix intégral. Cette situation qui rappelle étrangement l'époque coloniale où les Algériens titulaires du statut de «Français musulmans» étaient exclus de la citoyenneté, apanage de la seule minorité européenne, peut-elle durer et si oui pour combien de temps ? Sur la question du rôle des banques dans le financement de l'économie, il est illusoire d'attendre d'elles qu'elles assument les missions que vient de leur confier la BA. D'abord, la BA n'est pas une institution indépendante. Ensuite, les banques publiques obéissent aux injonctions de centres de pouvoir autrement plus puissants que la BA. Ce n'est pas en fonction de la bancabilité économique des projets qui leur sont soumis que les établissements financiers algériens accordent des crédits. Seule la privatisation de l'ensemble du secteur bancaire et aussi celui des assurances est susceptible de favoriser une distribution rationnelle du crédit. Et seule une justice indépendante peut ordonner des saisies mobilières et immobilières sur les biens des débiteurs qui persistent dans leur refus d'honorer le remboursement des emprunts contractés. Par ailleurs, il est irréaliste de prêter au marché financier des vertus qu'il ne possède pas. D'une part, ce n'est ni le nombre ni la dimension des entreprises cotées à la Bourse des valeurs mobilières (ci-après BVM) qui vont dynamiser l'économie algérienne. D'autre part, un marché financier digne de ce nom est toujours adossé à un marché monétaire efficient et fiable. C'est du reste à cette seule condition que les banques pourront utilement accompagner leurs clients afin qu'ils puissent satisfaire leurs besoins de financement et/ou offrir leurs capitaux dans un espace où s'échangent les valeurs mobilières. Quant aux entreprises étrangères, elles ne pourront s'intéresser (si tant est que la loi le leur permette) à la BVM que lorsque le montant de la capitalisation boursière représentera au moins 5% du PIB, autrement dit 10 milliards de dollars en monnaie constante, alors qu'aujourd'hui le montant de cette capitalisation ne dépasse pas 210 millions de dollars. Passer d'une économie rentière à une économie productive exigera plusieurs décennies. Outre que les principaux acteurs de cette transition ne possèdent pas le modus operandi pour y parvenir, la démobilisation des Algériens est trop grande pour espérer d'eux quelque sursaut que ce soit. Le sort de l'Algérie ne se joue pas à Alger et ne dépend guère des Algériens, contrairement aux affirmations péremptoires de certains experts réunis par le CNES le 20 septembre dernier. C'est en dehors de nos frontières que l'insertion de l'Algérie dans la globalisation a été décidée. Il importe peu que la date d'adhésion de l'Algérie à l'OMC soit une nouvelle fois différée ou que l'accord de libre-échange avec l'UE revu à l'aune des possibilités financières désormais limitées de l'Algérie pour acquérir biens et services en provenance de cette région. Parce que notre pays n'a pas été capable depuis 1989 de devenir une terre d'attraction pour les IDE, au sens que lui donne un des plus brillants économistes algériens, Samir Bellal (V. le SA du 28 septembre 2015), de bâtir une école digne de ce nom, de bannir la népotisme et le clientélisme devenus des substituts à la notion de citoyenneté, d'impulser la recherche/développement dans les entreprises, d'avoir un marché monétaire qui finance la création de richesses et d'emplois, de nourrir sa population, de garder son élite qui s'est exilée sans esprit de retour, le destin de l'Algérie semble scellé. La société algérienne est tellement déstructurée, atomisée et segmentée qu'elle est a priori une cible commode pour la globalisation en marche qui ne se satisfera pas de détruire tout ce qui s'oppose à la toute puissance du marché, mais encore s'attaquera à des institutions vitales comme la famille. Il n'y aura pas de passage d'une économie rentière à une économie productive selon le schéma linéaire et univoque présenté par les experts invités du CNES. L'Algérie est vouée, alors même que son économie ne présente aucune attractivité à devenir, à l'instar du Maroc, de la Tunisie et plus tard de la Libye, une plateforme qu'utiliseront les entreprises multinationales pour exporter vers l'Afrique leurs biens, leurs services ainsi que leur savoir-faire (en particulier vers la Côte d'Ivoire, le Kenya, le Ghana, l'Angola, le Nigeria et l'Ethiopie). En guise de conclusion L'Algérie n'est pas un pays indépendant et n'a pas vocation à le devenir. A l'instar des autres pays arabes, elle n'est plus en mesure de définir son destin, plus de cinq décennies après l'indépendance. Le projet d'Etat protonational conçu par Abane Ramdane au Congrès de la Soummam en 1956 a vécu, de même que la tentative de Houari Boumediène de construire un Etat pérenne et solide capable de survivre aux grimaces de l'histoire. La responsabilité de cette tragédie n'incombe que partiellement aux classes dirigeantes. L'Algérie ne possède ni élite intellectuelle engagée ni une population possédant un minimum de civisme, pré-requis indispensable pour revendiquer la démocratie et l'Etat de droit. Elle n'est pas davantage une nation, car le vouloir-vivre ensemble est inexistant ; le nombre impressionnant de candidats à une nationalité étrangère en constituant certainement la forme la plus paradigmique. Il est à craindre que le processus de globalisation ne broie l'Algérie tout entière. Les mutations géostratégiques en Méditerranée du Sud et de l'Est impacteront tôt ou tard notre pays sous des formes qu'il est difficile de subodorer à ce stade. A ce propos, les luttes de clans qui émaillent les sommets de l'Etat ne concernent en rien les Algériens dont la plupart du reste n'y prête aucune attention, accablée par les contraintes du quotidien et angoissée par un avenir de plus en plus incertain. Elles ne sont que la partie émergée d'un gigantesque iceberg dont l'existence même est inconnue de la majorité des observateurs.