Etre gaucher dans une société conçue par et pour des droitiers n'est pas de tout repos. Entre le poids de la religion et des croyances populaires et culturelles, les gauchers doivent souvent faire preuve de ténacité et de réalisme pour évoluer dans un environnement qui dénie et désavoue leur différence. Une différence pourtant sans incidence que parents, familles et enseignants tentent de «corriger». En vain. Considérée comme maudite, selon de vieux jugements à la peau dure, la main gauche peine à gagner l'estime des droitiers. Et comme ils sont numériquement minoritaires, les gauchers, qui constituent 10 à 15% de la population mondiale, sont souvent accablés à tort du statut de «maladroits chroniques» à cause de leur difficulté à accomplir les choses du bon côté, celui de… droite tout bonnement ! Si aujourd'hui les gauchers vivent sereinement leur altérité, qu'ils doivent à la prééminence de l'hémisphère droit du cerveau sur l'hémisphère gauche, cela n'a hélas pas toujours été le cas. Depuis l'origine de l'humanité, l'hégémonie des droitiers a collé aux gauchers de nombreuses étiquettes peu flatteuses. Etre gaucher était synonyme d'anormalité, de dégénérescence et d'infériorité raciale. Ce n'est que vers les années 1960, les légendaires sixties qui ont révolutionné le monde dans de multiples domaines, que les gauchers ont enfin commencé à être moins bridés. Pourtant, aujourd'hui encore dans certains pays d'Afrique et d'Asie essentiellement, comme le Togo, le Pakistan, l'Inde et la Chine, les gauchers sont toujours mal vus et contraints d'user de leur main droite pour accomplir certains gestes du quotidien, comme se nourrir par exemple, et ce, sous l'impulsion de pressions religieuses et culturelles stipulant que la main gauche est impure et que seul Satan mange avec la main gauche. Un fait établi pour les trois religions monothéistes, à savoir l'islam, le christianisme et le judaïsme pour lesquels le côté gauche représente le mal. Une main jugée impure En ce XXIe siècle, si les gauchers ne sont plus aussi mal vus, ils demeurent néanmoins à la merci d'un monde qui ne tient pas toujours compte de leur spécificité, et ce, dès leur plus jeune âge. Née dans une famille très conservatrice, Khadija, 24 ans, a souffert dans son enfance de sa «gaucherie». Parents, grands-parents et enseignants ne lui ont laissé aucun répit pour la faire renoncer à recourir à sa main gauche pour écrire et manger. Elle était rappelée à l'ordre par son père à chaque fois qu'elle se hasardait à tenir sa cuillère de la main gauche. De même qu'elle devait réécrire ses leçons de la main droite quand elle était prise en «flagrant délit» d'usage de la main importune. «Mon père est quelqu'un de très pieux. Il fait tout depuis ma naissance pour que je cesse d'utiliser ma main gauche, parce que selon lui cette main est impure. Il fait référence à chaque occasion au hadith du Prophète, rapporté par Mouslim, dans lequel il est dit qu'il faut boire et manger avec la main droite. Je suis donc contrainte de manger avec la droite uniquement pour ne pas susciter la colère de mon père. D'ailleurs, même ma mère y croit dur comme fer. Pour le reste, il est un peu moins regardant, surtout que j'arrive à écrire des deux mains. Avant j'étais tout le temps sur le qui-vive pour ne pas qu'on me prenne en faute, mais aujourd'hui je trouve que c'est aussi un avantage d'être ambidextre». En fait, Khadija est devenue ce qu'on appelle une gauchère contrariée, autrement dit elle a été contrainte à devenir droitière, ce qui revient à créer, selon les spécialistes, une rivalité entre les deux hémisphères du cerveau. A ce titre, certaines études ont démontré que cette contrariété du cerveau pouvait notamment entraîner des troubles du comportement, des troubles de l'écriture, un bégaiement ou une dyslexie. «Ce n'est pas une tare» Pour les gauchers, les premières embûches commencent très tôt, dès l'apprentissage de l'écriture. Parents et profs se liguent, suivant un consensus involontaire, pour forcer un enfant gaucher à renoncer à sa main préférentielle ! A force d'acharnement, il finira soit par devenir ambidextre - sans pour autant devenir un droitier accompli -, soit il s'entêtera en restant gaucher jusqu'à la moelle. A 39 ans, Yasmina, technicienne dans un laboratoire d'analyses, est gauchère. Elle se souvient encore des efforts que déployaient ses enseignants pour lui apprendre à écrire avec sa main droite. «Mes parents ne sont pas très instruits. Ma mère est une femme au foyer et mon père maçon. Même s'ils n'ont pas forcément apprécié que je sois la seule gauchère d'une fratrie de 6 enfants, mes parents n'ont jamais vraiment exercé une grande pression sur moi pour que j'apprenne à utiliser ma main droite. C'est surtout mes enseignants qui m'exhortaient à le faire, parce qu'en écrivant avec la gauche ma main était mal positionnée, selon eux, sur la ligne et donc mon écriture n'était pas aussi belle que celle de mes camarades droitiers. Malgré mes efforts, j'ai fini par retrouver quelques années plus tard, au lycée, ce que j'appelle ‘‘ma gaucherie'', parce je suis née avec et ce n'est pas une tare», raconte-t-elle avec une pointe d'humour. Vu les adjectifs peu sympathiques dont sont généralement affublés les gauchers, «avoir de l'humour aide à se prémunir de certaines moqueries», selon elle. La faute aux dictionnaires A ce titre, il est vrai que si l'on se réfère au dictionnaire, tous les dérivés du mot gauche ont une définition désespérément négative, que ce soit pour décrire le maintien de quelqu'un, sa façon de s'exprimer ou son attitude. Pis encore, avant le XVe siècle, on désignait le côté gauche de senestre (du latin sinister et qui veut dire sinistre) par opposition à dextre (droite) et les gauchers étaient également connus en vieux français sous le nom de «senestriers». C'est donc dans l'ordre des choses pour le commun des mortels droitiers que les gauchers sont présentés comme des personnes «malhabiles et maladroites qui font tout de travers». Une description peu flatteuse qu'on doit au Grand Robert, alors que pour le dictionnaire Larousse, «ne pas être gaucher, c'est être adroit». Gérant d'un cybercafé depuis 5 ans, Rafik, 31 ans, se moque éperdument d'être gaucher. Bien au contraire, il l'assume avec fierté et vit très bien cette spécificité, même s'il déplore que le monde a été conçu uniquement pour les droitiers. «Etre gaucher ne m'a pas beaucoup dérangé sur le plan moral ou scolaire. C'est surtout dans la vie quotidienne que cela peut parfois s'avérer gênant pour écrire par exemple ou bien pour tenir une guitare, se servir de la souris d'un micro-ordinateur ou manier un levier de vitesse. Pour accomplir certaines tâches simples comme de l'eau de roche pour les droitiers, il fallait que je fasse des efforts d'adaptation pour y parvenir. Mais malgré ces difficultés, je me sens bien dans ma peau de gaucher grâce à mes parents qui n'ont jamais tenté de me contrarier en faisant de moi un ambidextre ou un parfait droitier. Quand j'étais enfant, ma mère me taquinait en disant : ‘‘Tu as deux mains gauches' quand je faisais tomber quelque chose. Loin de me faire de la peine, cette expression me faisait beaucoup rire, même aujourd'hui», dit-il avec amusement. Ainsi, quoi que la société en fasse ou dise, les gauchers le resteront toute leur vie. Ils assument leur distinction et réussissent dans beaucoup de domaines. D'ailleurs, dans le monde, les centres de décision sont aux mains de célèbres gauchers…