Peut-il y avoir de démocratie sans bourgeoisie ? La question peut irriter plus d'un, notamment dans une société aussi longtemps travaillée que la nôtre par les représentations d'un populisme d'extraction sociale plébéienne. Que l'on se tranquillise, l'interrogation n'émane pas d'un penseur conservateur mais d'un théoricien de la modernisation sociale : Karl Marx en personne. Sa formule « pas de bourgeoisie, pas de démocratie » a donné naissance à un débat, aussi rigoureux que passionnant, sur les origines sociales de la démocratie. Quelles sont les classes sociales porteuses de la démocratie ? Quelles sont les structures de classe qui ont favorisé l'émergence et la consolidation des régimes démocratiques ? Ces questions ne sont pas sans intérêt pour tenter d'élucider l'absence de démocratie dans les sociétés arabes. Barrington Moore a posé en pionnier les jalons de la réflexion. Dans son Social Origins of Dictatorship and Democracy [Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, 1966], l'auteur tente d'éclairer une énigme taraudante : pourquoi des nations développent-elles un capitalisme démocratique et d'autres un capitalisme non démocratique ? Son opus magnum porte sur l'étude comparative de six pays : l'Allemagne, l'Angleterre, la France, les Etats-Unis, le Japon et l'Inde. S'écartant de l'explication marxiste par trop linéaire, le disciple d'Herbert Marcuse parvient à dégager trois voies historiques : les voies capitaliste démocratique, capitaliste réactionnaire et communiste. La différenciation des trajectoires historiques dépend d'un facteur décisoire : l'alliance de classes qui tient la commercialisation de l'agriculture. Pour Moore, la voie démocratique l'emporte lorsqu'une bourgeoisie puissante soutient la commercialisation de l'agriculture. Dans la France de la Révolution, l'appui à la commercialisation de l'économie agricole s'est soldé par la destruction des gros propriétaires terriens. A l'inverse, le règlement de la question agraire est passé en Angleterre par la conversion des propriétaires terriens à l'esprit du capitalisme. En Amérique où il n'y a de bourgeoisie mais un « peuple bourgeois », cette alliance a exigé l'abolition de l'esclavage. D'où la formule que Moore reconnaît avoir emprunté à Marx : pas de bourgeoisie, pas de démocratie. La voie du capitalisme sans démocratie s'est imposée quant à elle en Allemagne et au Japon à partir de la seconde moitié du XIXe siècle lorsque : la bureaucratie, plus puissante que la bourgeoisie, y a pris en main la conduite de la transition capitaliste en imposant une modernisation conservatrice. La voie du communisme a prévalu enfin en Chine et en Russie lorsque la paysannerie, profitant de l'impéritie des classes dirigeantes à engager le tournant, a pris les commandes de la transition. Tirant profit des éclairages de la sociologie historique, nombre de politologues considèrent que la bourgeoisie joue un rôle crucial dans toute transition démocratique. Leur raisonnement se fonde sur la conjecture suivante : étant donné que l'importance de la bourgeoisie réside dans les ressources qu'elle détient, plus celles-ci sont importantes et hors d'atteinte de l'Etat, plus grandes sont les chances d'ouverture d'un cadre politique concurrentiel. Mutadis mutandis, pour défendre (ou accroître) ses intérêts face à l'Etat (moindres entraves réglementaires, régimes fiscaux favorables, accès au crédit, recours à la justice, etc), la bourgeoisie trouverait dans l'institutionnalisation des conflits, c'est-à-dire dans la construction de l'arène politique, l'outil nécessaire à son entreprise. Mais alors pourquoi la bourgeoisie dans le monde arabe n'obéit-elle pas à ce schéma a priori universel et ne pousse-t-elle pas, « toutes choses étant égales par ailleurs », vers le sens de l'instauration des procédures démocratiques ? Pour certains spécialistes du monde arabe, le problème du blocage autoritaire se noue en partie dans la dépendance des classes moyennes à l'égard de l'Etat : si les militaires arabes trouvent auprès des technocrates leurs meilleurs alliés, c'est bien parce qu'ils appartiennent tous les deux à la même entité sociale. A l'instar des intelligentsias d'Etat, la bourgeoisie du secteur privé n'est pas, elle non plus, autonome vis-à-vis du Léviathan. L'expérience arabe montre que la bourgeoisie du secteur privé, du Maroc à l'Arabie Saoudite en passant par l'Algérie et l'Egypte, semble avoir conclu un pacte clientélaire tacite avec l'Etat consistant à faire des profits en contrepartie de la renonciation à jouer un quelconque rôle politique autonome. La connivence des intérêts entre ces différents groupes sociaux et l'Etat n'est pas seulement d'ordre financier : elle procède souvent d'un univers autoritaire commun. Question : quelle serait, dans ces conditions, la configuration de l'alliance de classes susceptible de négocier la transition démocratique ? L'un des verrous les plus résilients de l'ordre autoritaire algérien est de nature sociétale : la mise-en-clientèles de la société et sa dépendance à l'égard d'un Etat rentier et autoritaire.