A cause de la dernière polémique suscitée par l'éventuelle introduction des langues populaires dans l'enseignement, cet article évitera de musarder sur le chemin miné par des obus laissés sur les champs de bataille de l'Histoire des langues. Les idées nourricières de cet article, je les ai glanées ici et là dans la foire des mots et dans les salons des différents sculpteurs qui les ont façonnés. Oui, les mots ont une histoire et leurs amoureux ne cessent de leur inventer de nouveaux habits pour mieux naviguer dans les eaux tumultueuses des langues. Ces amoureux les détournent de leur sens premier ou les font bifurquer vers d'autres horizons pendant que d'autres les bichonnent comme des nouveau-nés. Les artistes qui s'adonnent à ce jeu ne sont autres que les poètes, les écrivains et autres troubadours de l'oralité, seuls capables de transformer un adjectif en substantif. Ainsi, dans le roman de Balzac, Le père Goriot, le héros prénommé Rastignac devient, sous la plume de l'écrivain, un nom qui fait partie depuis du vocabulaire de la langue française. Ceux qui maîtrisent cette langue préfèrent utiliser le mot «rastignac», plus connoté socialement et historiquement que «parvenu» ou «arriviste». Cet exemple dévoile à la fois la métamorphose que peut subir un mot et sa capacité à engendrer une ou des images. Ces opérations ne sont pas le fruit du simple hasard. Elles sont le produit du temps (histoire) et de la culture qui façonnent les mots et les imposent. Un mot peut occuper différentes places dans une phrase et, en fonction de cette place, il fait faire des glissements de sens à la phrase (exemple de «une chose certaine» et «certaines choses»). Il est des langues moins gourmandes de syntaxes qui donnent la priorité aux mots. D'autres rehaussent leur beauté en encerclant «abusivement» les mots de règles de syntaxe. C'est donc à la fois la somme des qualités des mots (sens, image), et leurs capacités à s'adapter dans une grammaire qui font d'eux des pivots de cette magie appelée Langue. Pour être nommé à ce palmarès, que d'eaux se sont écoulées dans le fleuve du temps qui passe, que d'intelligences ont travaillé pour proposer aux communs des mortels une langue qui leur permet de nommer les choses et donc sortir du tunnel des ténèbres et découvrir la lumière de nouveaux horizons. «Une image juste, c'est juste une image», disait J. L. Godard. Qu'en est-il de l'image ? Au cinéma, elle repose sur un matériau chimique (pellicule). Avec le numérique, le socle chimique disparaît mais l'image produite reste dépendante de l'imagination et de l'organisation de la composition des éléments qui concourent à sa fabrication (décor, comédiens, dialogue, bruits, musique, mouvement de la caméra, montage). Cette fabrication peut engendrer «juste» une image au sens banal du terme quand son auteur échoue à lui construire le statut d'image juste. La justesse d'une image est dépendante de la qualité des infos et leur rôle dans le dispositif de création. Le regard du spectateur sur une «juste» (banale) image emporte rarement son adhésion. Le spectateur se vit souvent comme étranger aux images, contrairement au lecteur d'un roman qui se pense un peu «propriétaire» des mots au même titre que l'écrivain. Mais revenons à Godard qui ironise sur «juste une image» pour mettre «l'image juste» sur un piédestal. Quand Godard parle d'image juste, pensait-il à la notion de «guerre juste» qui renvoie à un discours à la fois philosophique et historique ? Godard pensait plutôt à Sartre et à son chef-d'œuvre Les Mots écrit en 1963. Nous connaissons le goût prononcé et le plaisir de Godard pour les citations littéraires dans ses films. Il n'est donc pas téméraire de faire allusion à l'ouvrage de Sartre et à la place éminente de la littérature dans la fabrication et l'analyse des images par ce grand cinéaste. Le combat entre les mots et les images serait donc plutôt amical sans une once d'agressivité, comme pourrait le suggérer le terme de «feutré» du titre de l'article. Car il est bien évident que les arts ne se font pas la guerre mais forment plutôt une coalition pour faire la guerre à l'ignorance et à l'intolérance. C'est ce que semble suggérer Godard quand il décore ses images de citations littéraires pour renforcer les autres éléments qui composent un plan (cadrage, lumière, etc.). Ceci dit, l'amour de Godard pour les mots et les images (du cinéma) et la possibilité de les faire danser sur une même scène ne sont pas à la portée du premier venu. La difficulté de faire jouer les mots et les images sur une même scène est due à la différence entre les statuts du mot et de l'image. Le rapport qu'entretient le lecteur/spectateur avec ces deux formes d'expression n'est pas identique. La langue (des mots), produit d'une intelligence collective, est un héritage en partage dans une société quand le langage (des images), fabrique d'une certaine culture (récente) et d'une technique, occupe une place uniquement en marge de la société. La dévaluation de l'image ne fait que dégringoler avec le règne de la télé qui a fait dire à Godard «quand on va au cinéma, on lève la tête, et quand on regarde la télé, on baisse la tête». Pour Godard, les images du cinéma se travaillent comme les mots en littérature. Elles ne supportent pas la cohabitation avec une litanie de mots comme le fait la télévision. Car les mots produisent non seulement une langue, mais aussi un langage poétique visible et reconnaissable chez tel ou tel écrivain. Ce sont ces ressources qui donnent du poids à la littérature dans l'enrichissement d'une langue. Que serait la langue anglaise sans Shakespeare, la française sans Molière, le russe sans Pouchkine, et l'arabe sans Abu Nuwas ou Qays de l'époque des Mouâllaquat ? Et qu'en est-il du poids et du rôle des images du cinéma ? On parle bien d'images de cinéma et non du flux du tube cathodique. On ne peut aujourd'hui ignorer les images de cinéma car celui-ci est véritablement un art qui concourt, ô combien, à la nourriture de notre imaginaire et qui a enrichi les récits historiques des différentes époques de l'humanité ? Que serait notre vision romanesque et historique sans le cinéma des Hitchcock, Eisenstein, Raoul Walsh, Vertov, Abel Gance… qui ont visualisé des épopées aussi bien de l'antiquité que de notre époque. Je viens de citer des monstres de la littérature et du cinéma sans lesquels notre perception du monde serait différente. J'ai fait «parler» pour ce texte deux grands intellectuels et artistes du monde contemporain. Le premier, Sartre, qui utilise Les Mots pour parler beaucoup de «lui» et du monde. Le second, Godard, qui fait appel aux films des autres pour parler un peu de l'histoire à travers le cinéma et pratiquement pas de lui. Dans Les Mots, sorte de roman, Sartre fait une démonstration de la puissance de la littérature et de ses limites. Puissance car les mots l'ont aidé à lutter contre sa propre image physique dont il a souffert dans l'enfance. Les mêmes mots l'ont aidé à disséquer sa classe sociale d'origine dont les valeurs étaient aux antipodes de ses idées politiques. Mais la lecture des «Mots» pose au lecteur la question : «que peut la littérature ?». N'oublions pas que Sartre a écrit en 1947 l'essai magistral Qu'est-ce que la littérature ? A travers Les Mots, Sartre utilise cette arme abstraite pour combattre les images concrètes du monde dans lesquelles l'homme se meut, vit et meurt. Quant à Godard, il a écrit son «Histoire(s) du cinéma» en utilisant des images d'autres réalisateurs. Il ne pouvait utiliser les siennes pour des raisons évidentes, insuffisantes en quantité et qualité pour embrasser l'histoire du cinéma, contrairement à Sartre qui avaient à sa disposition l'abondance des mots. Devant ce handicap, Godard a fait appel aux mots comme appoint pour qu'on puisse apprécier ses goûts artistiques et connaître un peu de son intimité. L'évocation de ces deux exemples peut faire penser à une guerre larvée due à la rivalité des ego. Quand ces deux formes d'expressions se rencontrent et cohabitent (adaptation d'un roman au cinéma), le combat vire souvent à l'avantage de la littérature au détriment du cinéma, «esclave» des images soumises à la technique, au marché, à la fragilité et au talent ou non des comédiens. Ce n'est pas pour autant que le cinéma est un art mineur. Ce n'est pas uniquement pour ses beaux yeux qu'on l'a désigné 7e art. Il a conquis cette place car il a su intégrer dans son art toutes les autres formes d'expressions artistiques. La menace ne vient donc pas des autres arts, mais de sa dépendance des moyens techniques, donc financiers, dont les propriétaires n'ont d'autre souci que de remplir les salles. Le système américain a compris l'importance du cinéma pour exporter son mode de vie et faciliter ses exportations (du pétillant soda au peu ragoutant hamburger). Grâce à sa popularité, ses capacités à franchir les frontières et à l'originalité dans ses narrations (flashbacks entre autres)) qui ne déplaisent pas à certains écrivains amoureux et férus de cinéma, comme Kateb Yacine (voir mon article sur Nedjma dans El Watan du 29/10/11), le cinéma est un art majeur. Mot, Langue, Littérature forment une sorte de Trinité laïque. Viendra le jour où Image, Langage, Cinéma pourront afficher la même ambition si entre-temps, comme le redoute Godard, les images ne sont pas passées à la lessiveuse de la télévision.