c'est un hasard particulier qui a rendu possible une rencontre avec Jean-Luc Godard. Au moment de le retrouver, je ne savais pas réellement où je mettais les pieds. Ou plutôt si, précisément. Ce serait à Rolle, petite ville au bord du lac Léman, à une heure de train de Genève, où réside depuis plus de vingt ans le cinéaste franco-suisse. Mais à qui allais-je avoir à faire ? A Jean-Luc Godard, figure tutélaire et mythique du cinéma mondial, auteur réputé difficile, connu pour ses prises de parole aussi obscures que stimulantes, un cinéaste dont les films, après le succès des années soixante (A bout de souffle et Pierrot le Fou avec Jean-Paul Belmondo, Le mépris avec Brigitte Bardot et Michel Piccoli) se meuvent à présent dans une triste confidentialité. Né en 1930 à Paris, Jean-Luc Godard est de nationalité suisse, comme Giacometti ou Le Corbusier. Après des études d'ethnologie à la Sorbonne, il se tourne vers la critique de cinéma et est un des principaux animateurs des mythiques Cahiers du cinéma. En compagnie de François Truffaut, Claude Chabrol, Jacques Rivette et d'autres, il fait partie de « la nouvelle vague ». Dès son premier film, A bout de souffle, réalisé en 1959, il renouvelle la grammaire cinématographique (décor naturel, absence de narration linéaire, équipes légères, montage incisif...) et jette les jalons de la modernité cinématographique. Ses films, par une approche visuelle, littéraire et fragmentée, se veulent le reflet exact des bouleversements sociaux, politiques, artistiques des quarante dernières années (La guerre d'Algérie, Mai 68, le Pop Art, le militantisme d'extrême gauche, la réunification allemande, la chute de l'Union soviétique, la guerre des Balkans, le conflit Israël-Palestine...). Ils sont aussi une méditation grave, profonde et continue sur le sens et le devenir de la civilisation de l'image, la faillite des systèmes politico-religieux, le déclin d'un certain humanisme et font l'apologie d'un cinéma qui aiderait à « penser » le monde et, partant, à donner du sens au chaos. Son dernier film, Notre Musique (projeté au Festival de Cannes en mai 2004), situé à Sarajevo et qui met en scène des écrivains méditerranéens, place au cœur de son propos la question du conflit israélo-palestinien (par le biais d'une journaliste juive israélienne et du poète palestinien Mahmoud Darwich), revient une fois de plus sur l'histoire récente de l'Europe (en interrogeant l'écrivain espagnol, Juan Goytisolo, sur la question du livre et de la mémoire) et s'inscrit avec force et évidence dans le prolongement des questions qui se posent à nous aujourd'hui. Notre entretien eut lieu au siège de la société de production de films de Godard, Peripheria Films, aux alentours de midi, dans le silence et la lumière calme d'une grande pièce située en entresol. Bien entendu, très vite, la discussion dériva d'un sujet à l'autre, de la Méditerranée à la question de l'exil, des Jeux olympiques et du tennis, en particulier (que Godard suit en spectateur vigilant, rappelant qu'il fut naguère sportif et qu'il pratiquait toujours le tennis), au cinéma contemporain, de Haïfa et de Ramallah, où son film avait été projeté à Alger, où il souhaitait se rendre. Il rappela la virulence des réactions françaises et algériennes lors de la sortie du Petit Soldat, son deuxième film, tourné en 1959 dans la foulée de A bout de souffle, d'abord interdit pendant trois ans par la censure française, avant d'être projeté en 1963. Ce film mettait en scène, lors des événements d'Algérie, un déserteur passé à l'OAS, qui, au cours d'une mission en Suisse, où il doit abattre un militant du FLN, tombe amoureux d'une belle étrangère. Film ambigu, inclassable politiquement, au travers duquel Jean-Luc Godard refuse de prendre parti pour l'un ou l'autre des protagonistes, le film sera rejeté aussi bien par les Français que par les Algériens. C'est aussi, pour l'anecdote, la première apparition d'Anna Karina, qui deviendra sa muse et sa compagne. Jean-Luc Godard parla enfin longuement d'Elias Sanbar, son ami et complice, de son rire et de leur exil commun, Elias Sanbar, historien et directeur de la Revue d'études palestiniennes. [Elias Sanbar a participé aux négociations bilatérales à Washington puis fut en charge de la délégation palestinienne aux négociations multilatérales sur les réfugiés. Auteur de nombreux ouvrages (entre autres Le Bien des absents, Actes Sud, 2001, Figures du Palestinien, Gallimard, 2005), il est aussi, depuis dix ans, le traducteur vers le français de la poésie de Mahmoud Darwich.] Dans votre film, Le Mépris, la Méditerranée que l'on voit, est celle d'Homère et du monde grec avec la présence de la pensée allemande. Dans Notre musique, on a l'impression - depuis les derniers films aussi - que c'est une autre géographie, une autre histoire mentale qui s'est installée, qui n'a plus à voir avec la mythologie grecque ou le monde latin, mais qui se confond avec ce qu'est l'Europe aujourd'hui. A l'époque, je n'y pensais pas, mais c'est vrai que les Allemands ont toujours été férus des Grecs dans le mauvais sens, dans le sens guerrier. Tout cela est aujourd'hui complètement bouleversé, ça n'existe ni d'un côté ni vraiment de l'autre. Je me souviens que dans ce mot envoyé à la directrice du festival de Haïfa, je lui avais dit : « Je voudrais voir cette carte postale qu'on m'avait envoyée autrefois de Haïfa qui ressemblait à Saint Tropez en 1900, juste cet angle là, voir ce que c'est devenu ou si ces gros bulldozers (j'ai été un peu ironique et méchant), si vos bulldozers ont aussi travaillé là-dessus ». Dans Le Mépris, il y avait peut-être un aspect méditerranéen, puisqu'il y a un écrivain espagnol, un écrivain palestinien..., ça serait une Méditerranée plus en latitude ou en longitude ! Quant à l'Europe, certainement, ça a changé. Avant, il y avait une image nette, maintenant, c'est comme dans un kaléidoscope, avec des myriades de petites images... C'est drôle, aujourd'hui, aux Jeux olympiques, on voit des Algériens qui sont dans l'équipe allemande, des Kenyans qui sont dans l'équipe danoise... C'est comme le cinéma des Nations qui a disparu. Jusqu'en 1950, il n'y avait que quelques nations qui faisaient des films et ces films représentaient l'image d'une nation. Tout ça a disparu, c'est plus multi..., multi je ne sais pas quoi, ce qui fait que les gens ne s'y reconnaissent plus. Ce qui frappe aussi dans Notre musique, c'est cette présence des langues, il y a toujours eu une circulation des langues dans vos films, une mise en scène des langues. Ce que j'aime bien ? c'est qu'on ne peut pas traduire ! Et c'est peut-être pour ça aussi que le film ne marche pas ! On a d'ailleurs fait avec Elias Sanbar une version arabe qui n'est pas trop mal faite parce qu'on n'y traduit pas tout. Les gens veulent tout traduire et c'est un désastre... En fait les films ne devraient pas être doublés, ils devraient tous être multilingues et tout le monde comprendrait à peu près. Mais le sous-titre, c'est gênant parce que, par le sous-titre, le spectateur se réapproprie le film dans sa langue, donc il n'est plus dans le film ! Même si c'est traduit, vous entendez Mahmoud Darwich, il est traduit en anglais ou en français et vous le comprenez, alors qu'en fait vous ne parlez pas l'arabe. Donc vous n'y êtes plus, vous êtes loin du film et vous ne comprenez en tout cas pas que vous ne comprenez pas l'arabe... Vous entendez Darwich, mais vous ne le comprenez pas, et en plus, s'il parle avec une Israélienne, vous ne comprenez pas du tout qu'ils ne se comprennent pas... Alors qu'on a sous-titré les deux... Aujourd'hui, c'est pour cette raison qu'on cherche à réduire le nombre de langues, pour aboutir à un langage universel, une espèce d'espéranto électronique qui fait qu'on croit tout comprendre, on dit : « Je t'aime, bisous bisous, ciao ciao », et bien voilà, là on a compris !