Qui, à Oran, en se promenant au centre-ville, ne s'est pas attardé quelques instants pour apprécier la bonne musique du terroir, sortie tout droit du aoud d'un musicien de rue ? Cet artiste anonyme, les cheveux grisonnants et tout le temps les mains accrochées à son instrument, subjugue, fascine et intrigue les Oranais. Il fait même partie du paysage urbain tant sa présence, du matin au soir, est quasi-quotidienne à la rue Khemisti, non loin du Grand Garage. Il s'appelle Ahmed Mokbel, il a 55 ans. A le voir, la mine défaite, on lui en donnerait bien davantage. Quand nous sommes allés à sa rencontre pour solliciter un entretien, au départ il était réticent. «Je n'ai besoin de rien ! Je n'ai besoin ni d'hommage, ni de reconnaissance. Je me suffis de ce que je fais, et je n'ai besoin de rien !» Mais au final, après insistance de notre part, et étant quelque peu mis en confiance, il a décidé de se prêter au jeu. Invité à s'exprimer sur l'artiste d'Alger qui a été arrêté par les forces de l'ordre avant qu'on lui donne une autorisation de chanter, il avouera ne pas être au courant de cette affaire. Toutefois, il donnera un petit conseil à son jeune «confrère» d'Alger, en faisant référence à une vieille interview qu'avait donnée Farid El Atrach à propos de la musique : «C'est à Dieu à qui nous devons ce que nous faisons, et il n'y a pas un seul qui peut t'interdire quoi que ce soit, et il n'y a pas un seul à qui tu dois demander une autorisation !» Il faut savoir qu'Ahmed, cet homme qui met de la joie dans le cœur des passants par sa belle musique, a eu une vie riche, et pas du tout facile. Les épreuves, au fil des ans, l'ont miné et l'ont rendu comme désabusé. Ahmed a été titulaire d'un baccalauréat en 1982. Il a ensuite entamé des études de droit, mais sans les terminer : son père étant décédé à cette époque, il se devait de quitter les bancs des amphithéâtres pour se trouver un job lui permettant de subvenir aux besoins de sa famille. Il suit rapidement un stage de formation et est recruté dans la fonction publique. Jusque-là, tout allait bien ! Mais arrivent ensuite des années plus douloureuses, celles d'ailleurs où tout le pays se retrouve embrasé : les années de la décennie noire. Ahmed échappe de peu à deux attentats. Il déménage alors et s'installe dans la ville d'Arzew. Arrive l'année 1997 où, blasé et fatigué de tout, il jette l'éponge et abandonne son travail. Un malheur n'arrivant jamais seul, il divorce, ce qui lui a valu la descente aux abîmes. Mais il faut le reconnaître, Ahmed fait partie de cette catégorie de gens qui ont la peau dure, qui ne baisse jamais les bras et ne se laisse pas désabuser par les aléas de la vie. En somme, Ahmed est un battant qui sait qu'il faut se battre «dans cette jungle de vie, se battre pour survivre». Il vit alors les années suivantes de débrouillardise, accumulant les petits jobs. Il vend son appartement d'Arzew et loue un local qui fera office de restaurant. Pour dormir, il optera pour Coca, le quartier ô combien chaud d'Oran où se concentrent, pour la plupart, les laissés-pour-compte de la société. Hélas, au bout d'à peine quelques mois, on lui ferme manu militari son restaurant, «avec pour prétexte des raisons administratives». Ne baissant pas les bras, il ouvre une salle de jeux à Oran ; là encore, son entreprise fait chou blanc, et son commerce ne tarde pas à baisser rideau. Il loue un camion frigorifique, mais décidément ça ne marche pas. A un moment, l'idée l'effleure de devenir chauffeur de taxi, mais on lui refuse l'agrément. Que faire alors ? Pour information, depuis tout petit Ahmed aimait gratter la guitare, et jouer de l'accordéon. L'amour de ces deux instruments ne l'a jamais quitté. «C'est ainsi que je me suis lancé le défi de réapprendre le solfège et de me lancer dans ce créneau. Je voulais devenir artiste !» On était en 2006, et Ahmed avait 44 ans. Il s'est rendu, tout pimpant, au conservatoire d'Oran d'où, hélas, il en est ressorti bredouille : on lui signifia que les cours de musique n'étaient dispensés qu'aux jeunes, ceux ayant la vingtaine. Ne désarmant pas, il a décidé, tel un autodidacte, de réapprendre tout seul le solfège. «Un beau jour, j'ai reçu l'argent de la zakat. J'ai alors décidé d'acheter ce aoud, et puis en novembre 2010, alors qu'il ne me restait plus rien, plus aucune source de revenu ni aucun espoir, prenant mon courage à deux mains, j'ai décidé de gagner ma vie en jouant de la musique dans la rue.» C'est sous les arcades qu'il s'est lancé à cette époque, et en guise de symbole, la toute première chanson qu'il a chantée en grattant son aoud était «khaliha ala Allah de Farid El Atrach (ndlr : Laisse Dieu arranger les choses). L'air de vouloir dire que malgré toutes les turpitudes de la vie, l'espoir demeurera toujours. «Farid El Atrach est mon bon maître, ma référence», nous explique-t-il. Bon an mal an, il vivote à l'aide de sa mandoline, en apportant, au passage, un peu de joie dans le cœur des passants. Hélas, gagner sa vie en chantant dans les rues n'est pas de tout repos. Là encore, notre musicien en a vu de toutes les couleurs : «Il y en a qui t'encouragent, mais aussi d'autres qui te découragent», dit-il dans un soupir. Comme les gérants des magasins sous les arcades le chassaient sans ménagement, il a décidé de changer de secteur et d'aller gratter son aoud à la rue Khemisti, devant le Grand Garage. «Là au moins il n'y a pas de magasins, personne ne m'embête...» Ahmed Mokbel, à force de «travailler» dans la rue, est aussi devenu un témoin de l'évolution de la société. «Il y a de plus en plus de violence. De ma place, je constate que les femmes se font de plus en plus harceler par les hommes. Il n'y a plus de valeurs, plus de respect», soupire-t-il. Des voyous mal embouchés s'approchent parfois près de lui pour le railler et des extrémistes le sermonnent, lui disant qu'il n'est pas permis de faire de la musique. Mais lui n'en a cure : c'est de cette musique justement qu'il vit, ou plutôt qu'il survit. Il interprète des morceaux de Farid El Attrach bien sûr, mais aussi d'Ahmed Wahbi, Cheb Khaled, Oum Kheltoum, etc. Pour l'anecdote, alors que notre entretien avec ce musicien en vue de faire ce portrait se déroulait dans un café, à un moment, un jeune vêtu d'un survêtement et d'une casquette s'approche de notre table et dit au musicien : «c'est bien vous qui chantez à la rue Khemisti ?». «oui». «Respect ! Vous être un grand !»