Autodafés, censure, boycott : depuis que le livre existe, il est l'objet d'une surveillance constante et, souvent, d'une répression féroce : à l'époque où en Europe elle détenait le pouvoir, l'Eglise catholique interdit et fit brûler des milliers d'ouvrages. Aujourd'hui encore, elle déconseille aux croyants certaines lectures et affiche, dans de nombreuses églises, la liste des livres «dangereux» ou proscrits. Plus généralement, il n'est pas de pouvoir, qu'il soit parental, religieux ou politique qui ne se méfie des livres, ne s'efforce de les contrôler, souvent ne les interdise ou ne les supprime. Ecrivain français du XVIIIe siècle, Restif de la Bretonne estime qu'«il faudrait que la lecture et l'écriture fussent interdites à toutes les femmes». En Amérique latine, «des propriétaires de plantations pendaient tout esclave tentant d'enseigner la lecture aux autres… Les propriétaires d'haciendas au Mexique accueillaient les premiers instituteurs avec des couteaux et les renvoyaient à la capitale après leur avoir mutilé le visage». A Mossoul dernièrement, les militants de Daech ont brûlé plus de 2000 ouvrages écrits plus de 5000 ans avant Jésus-Christ. La méfiance, l'hostilité, parfois la haine à l'égard des livres ne tiennent pas à l'ignorance de ceux qui les jettent ou les brûlent, mais au contraire au pouvoir qu'implicitement ils leur reconnaissent. Lire, comme l'explique l'anthropologue Michèle Petit (1), c'est s'isoler du groupe, se construire un espace où l'on ne dépend pas des autres, où l'on accueille dans «le territoire de l'intime» les pensées que la lecture fait naître, des aspirations auxquelles elle donne forme : «Lire, c'est créer des coins d'ombre et de nuit dans une existence soumise à la transparence technocratique… Le lecteur élabore un espace à lui où il ne dépend pas des autres». C'est pourquoi les pouvoirs ont peur des livres et s'efforcent de les contrôler. Il n'existe évidemment pas de censure officielle dans les pays «démocratiques», mais tout est fait pour que certains livres aient le moins d'audience possible : les journaux n'en parlent pas, ou à peine, les librairies ne les recommandent pas et ne les mettent pas en valeur, quand d'autres, au contraire, doivent attirer leur attention : leur place dans les rayons, un commentaire écrit du libraire… Rien n'est moins neutre qu'un livre. Quelle que soit sa nature (roman, essai, ouvrage technique ou scientifique…), il fait appel à la liberté du lecteur, sollicite son attention, convoque son jugement, l'invite éventuellement à transformer des chagrins en idées, éveille peut-être le livre qu'il porte en lui et l'incite à l'écrire, le stimule, le réconforte… C'est sans doute le meilleur ami qu'on puisse avoir. La lecture, écrit Michèle Petit, peut être «un viatique pour se découvrir ou se construire… C'est souvent le poids des mots ou leur absence qui détermine notre existence… Si l'on est capable de nommer ce que l'on vit, on est un peu plus à même de le vivre et apte à le changer». 1) Michèle Petit, Eloge de la lecture, la construction de soi, Belin, à lire absolument par tous ceux qui accordent au livre une place prépondérante dans leur vie.