Il faut classer dans les grandes intrigues – légendes le plus souvent ou faits réels – entourant la naissance de monuments de l'Humanité, pour situer l'aventure, encore inachevée à ce jour, plus d'un tiers de siècle après son premier enfantement, de la Grande Arche de La Défense, à Paris (des travaux sont en cours depuis 2010 et devraient être achevés en 2017). C'est d'abord l'histoire d'un inventeur de génie, capable de marquer une époque, pour l'aider à se situer dans le temps et l'espace, jalonner son parcours connu en quelque sorte, lui donner une raison supplémentaire de ne pas s'autodétruire. On se plaît à croire, en guise de comparaison abusive, que l'Egyptien qui eût l'idée de bâtir une pyramide parfaite à base carrée pour abriter la vie dans l'au-delà de Pharaon devrait avoir vu son nom volontairement effacé pour ne laisser subsister que la gloire sans partage du souverain régnant, Khéops. Nous sommes à ce niveau de saisine. L'histoire de l'auteur de la Grande Arche de La Défense est celle d'un architecte ne paraissant pas chercher frénétiquement à inscrire son nom sur les tablettes indélébiles énumérant les figures mythiques de sa profession, comme cela est mis dans la tête de chaque initié à cet art essentiel dès son entrée en procession (tu seras un grand architecte, mon fils!). C'était un architecte vivant paisiblement d'amour, de pêche et d'activités accessoires, comme par exemple enseigner, ce qui devrait être la profession qui le définit mais qu'il exerce en dilettante, construire sa maison ou une petite église d'un village voisin à l'occasion. Puis le Destin le happe pour le placer sur le chemin étroit de la Reconnaissance, puis de la Consécration suprême. Johann Otto Von Spreckelsen n'était même pas connu dans son propre pays, le Danemark, lorsque fin mai 1983, à l'issue du concours international d'Architecture ouvert à l'automne précédent pour la Défense à Paris, auquel se sont inscrites plus de huit cents équipes du monde entier et dont plus de la moitié rendit les travaux, il fut déclaré vainqueur ! Il n'y a pas d'autre mot pour qualifier cette irruption dans un champ, que l'on pensait captif et restreint, entre les mains des seuls grands professionnels alors (et encore vénérés) par le monde entier : Meier, Nouvel, Pei... Au moment où tous avaient les regards braqués sur l'Elysée pour guetter une bonne nouvelle, Von Spreckelsen était parti pour quelques jours pêcher tranquillement sur sa petite barque dans un coin introuvable du Jutland, en compagnie de sa femme. Le monde entier se mit à sa recherche dès que le résultat du concours fut rendu public. Il avait imaginé un cube creux pour prolonger l'axe urbain et paysager historique le plus prestigieux du monde, celui qui commence au Louvre et se poursuit à travers l'Arc de Triomphe. Un cube creux de 100 m d'arête, simplement posé sur une face. Au sens technique on ne peut plus littéral, contrairement à tout ce qui serait prétendument un système compliqué d'articulations à l'aide de vérins. Le monde entier, à commencer par le président de la République française lui-même, tombe sous le charme à la fois de cette œuvre si pure, si sobre, unique et pourtant tellement évidente à cet endroit et dans cette perspective, et de son auteur, grand Danois élégant et discret, habillé de noir, toujours accompagné de sa belle femme qui ne dit jamais mot en public. Et l'aventure commença alors pour lui autant que pour tous ceux qui étaient soucieux de construire ce cube comme voulu par son auteur. S'il y a un exemple qui explique où s'arrête la liberté du créateur, l'Architecte, dans cet Art utile qu'est l'Architecture, œuvre d'art nécessairement servant d'abri à des activités humaines, et où prennent le relais ses innombrables accompagnateurs, depuis ses plus proches collaborateurs jusqu'aux utilisateurs des espaces qu'il a conçus pour leur épanouissement et confort avant tout, c'est celui-là. Tout devait en être sublime, depuis son emplacement, en passant par sa forme, les performances qu'il pulvérise, les vues imprenables depuis son toit habité enjambant un vide de la largeur des Champs Elysées (70 m) pouvant contenir Notre-Dame de Paris. Mais l'absence d'une programmation architecturale rigoureuse (ce métier en était alors à ses balbutiements), des soucis de rentabilité de la bâtisse compliqués par la volonté à tout prix d'éviter d'en faire un ensemble de bureaux uniquement, l'incapacité manifeste de Von Spreckelsen de transformer ses dessins en réalité construite, ses entêtements et ses disparitions récurrentes, puis son abandon définitif à partir de juillet 1986 et sa mort moins d'un an plus tard, en mars 1987, ont été autant de drames ayant marqué la réalisation de la Grande Arche dans les délais prescrits (son inauguration devait marquer les festivités du Bicentenaire de la Révolution française, le 14 juillet 1989). Laurence Cossé, journaliste et écrivaine, a fait de cette aventure un roman. A ceci près que dans son travail littéraire, il n'y a pas une seconde d'imaginaire, pas un nom véritable remplacé par un pseudonyme, aucun mensonge. Elle réussit à nous montrer que l'Architecture est un grand sujet littéraire. La vérité crue, nue, restituée, de ce que fut la plus belle des victoires de la fin du XXe siècle et son achèvement, victoire ayant connu une issue dramatique pour Von Spreckelsen et son entourage, sa femme surtout, mais plus heureuse pour ceux qui furent patients et résistèrent jusqu'à l'inauguration de la Grande Arche dans les délais prévus. Le Corbusier a dit un jour : «C'est la vie qui a raison et l'Architecte qui a tort». Laurence Cossé, «La Grande Arche», roman, Ed Gallimard, Paris, 2016.