Messaoud Abda est canadien d'origine algérienne, expert international en criminalité financière, en conformité et gouvernance. Son expertise avérée est sollicitée par plusieurs institutions financières internationales, de prestigieuses universités et juridictions d'Europe et d'Amerique. Abstraction faite de sa dimension politique, quelle lecture faites-vous du scandale planétaire des Panama Papers ? A chaque fois qu'une divulgation sur un paradis fiscal ou des activités offshore survient, je reste surpris de l'étonnement de l'opinion publique pour une énième affaire d'évitement ou d'évasion fiscale. Les Panama Papers, qui est en fait une autre affaire de papiers, vient simplement démontrer que combattre les symptômes, à savoir les individus et les entreprises qui font de l'évitement ou de l'évasion fiscale, est inutile et monétairement inefficace. D'ailleurs, dans ce dernier épisode des paradis fiscaux on trouve les plus hauts dirigeants du G-8 qui sont justement supposés combattre les paradis fiscaux et qui ne ratent pas une occasion de les critiquer vigoureusement (paradis fiscaux). La question est comment peut-on gérer les finances publiques sans que personnellement on croit dans le modèle fiscal qu'on utilise et qu'on impose au citoyen ? Il serait plus efficace de s'attaquer à la cause, et pour ce faire il faut bien identifier la cause. Et pour ne pas sous-estimer la complexité de la tâche à accomplir, je dois souligner l'ampleur du phénomène des paradis fiscaux. Nous parlons ici d'environ 235 pays ou juridictions pour être exact, où l'on peut s'incorporer «offshore», et le dernier coulage d'informations rapporte avoir analysé 2.6 téraoctets de données électroniques, dont 11.5 millions de documents, pour conclure à l'existence d'environ plus de 200 000 compagnies «offshore», soit une moyenne de 1000 compagnies «offshore» par paradis fiscal. Les compagnies incorporées dans les paradis fiscaux sont des sociétés écrans ou coquilles vides (Shell) ou encore des compagnies sur papier ; d'où l'appellation «Panama Papers», ces compagnies n'ont aucune existence ou présence physique en tant que telle, elles sont mises en place pour faciliter certaines transactions, et sont dissoutes rapidement après pour dissimuler les traces et empêcher toute piste de vérification en cas de contrôle ou d'enquête. En général, les individus ou entreprises qui fréquentent les paradis fiscaux mettent en place plusieurs coquilles pour réduire la traçabilité des revenus à défiscaliser, et pour faciliter les stratégies d'optimisation fiscale, en général abusives, conduisant à la mise à zéro ou presque de l'impôt à payer. L'investissement dans des centres financiers extraterritoriaux suppose-t-il évasion fiscale ? Plus d'un connaisseur des arcanes du monde de la finance estiment que les motivations des multinationales ou autres entreprises qui choisissent les paradis fiscaux pour y créer des entités offshore ne sont pas forcément toutes suspectes. Etes-vous de cet avis ? Il est vrai que les sociétés-écrans incorporées dans les paradis fiscaux ne sont pas toutes douteuses. La plupart d'entre elles ont une légitimité d'affaires, comme les holdings qui abritent des actifs intangibles comme des brevets, des marques de commerce, de la propriété intellectuelle, ou des droits d'auteur. Dans un volet plus technique, les holdings offshore sont un outil comptable servant à abriter des actifs physiques sous un toit virtuel, notamment dans le secteur de la gestion de fonds ou par exemple les fonds d'investissement alternatifs (immobilier) possèdent plusieurs actifs immobiliers, et en même temps détiennent le holding qui détient physiquement chacun des actifs immobiliers. A vrai dire, l'industrie des paradis fiscaux reste complexe, et par simplification on la réduit à une chose opaque, secrète et nébuleuse, pour justement ne pas avoir à l'expliquer. Ensuite, on généralise la présence du crime organisé, de la corruption et de la fraude de façon massive dans les paradis fiscaux, ce qui n'est pas réaliste, sinon les plus grands régimes de retraite de ce monde, contraint par leurs structures de gouvernance, ne pourraient pas investir dans les fonds offshore. La communauté internationale est engagée depuis l'éclatement du scandale Panama Papers dans un intense débat sur l'évasion fiscale, appelant à une mobilisation mondiale aux fins de trouver la juste manière de la combattre. Selon vous qui êtes également expert en gouvernance, les gouvernements qui revendiquent l'amélioration de l'interaction entre les politiques internationales relatives à la fiscalité ne doivent-ils plutôt traiter le mal à la racine, autrement dit agir chez eux d'abord ? Tous les gouvernements qui luttent contre l'évasion fiscale et l'évitement fiscal abusif refusent d'admettre que le premier facilitateur des paradis fiscaux est leur propre système fiscal, dont la structure date des années 1970. On a pourtant une économie globale, de la téléphonie intelligente, du Big Data, des voitures électriques et de la nano-chirurgie, mais il semble qu'on soit incapable de réformer et mettre à jour notre système fiscal, qui est en déphasage avec notre évolution actuelle. On subit ainsi un outrage éthique lorsque des multinationales payent moins d'impôts que le citoyen que nous sommes vous et moi, l'équité fiscale n'est alors plus garantie et cela devient une problématique de leadership politique. Le droit fiscal, lui, couvre bien les structures offshore et offre même la divulgation volontaire aux réfugiés fiscaux qui veulent rapatrier leurs avoirs des paradis fiscaux. Et ainsi, la collecte d'impôts du gouvernement est maximisée aux dépens de l'équité fiscale. Quelles solutions recommandez-vous aux fins d'enrayer de manière plus efficiente et judicieuse le phénomène des paradis fiscaux ? Vu qu'on fait face à un manque de transparence de la part des entités et des individus qui fréquentent les paradis fiscaux, la seule alternative devient l'exigence de plus de divulgation, et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, il y a un niveau de divulgation minimal dans les paradis fiscaux, bien plus élevé que des pays qui s'affichent en champions de la lutte contre les paradis fiscaux. Par exemple, pour les compagnies incorporées dans l'Etat du Nevada et du Delaware aux Etats-Unis, on ne collecte pas d'informations liées à la vérification de la propriété ou du contrôle des compagnies qui y sont incorporées. Alors que, paradoxalement, dans beaucoup de paradis fiscaux, la réglementation exige la collecte et le stockage des données sur la propriété et le contrôle des compagnies qui y sont incorporées. On estime que 58% des 235 juridictions offshore mentionnées précédemment offrent des registres de vérification en ligne de l'enregistrement des entreprises, où une information de base est disponible. Si on rajoute la vérification hors ligne en personne par fax, ou au travers d'un avocat, la proportion passe à 78% des juridictions offshore qui fournissent une information d'enregistrement des entreprises de base. Par exemple, ce qui est intéressant c'est que le Panama a justement un registre des entreprises en ligne, le «Registro Público de Panamá». Par contre, lorsqu'on raffine le besoin d'informations sur l'identité du propriétaire bénéficiaire ultime (Ultimate Beneficial Owner), les proportions de transparence baissent à 45% des juridictions offshore qui fournissent de l'information en ligne sur les directeurs seulement des sociétés-écrans qui y sont incorporées, et 36% des juridictions offshore fournissent de l'information en ligne sur les actionnaires, mais qui ne sont en général que des prête-noms ou des compagnies détenant des compagnies. Finalement, il y a un minimum d'informations sur les entreprises dans les paradis fiscaux, ce qui permettrait d'établir des liens, et donc le secret total des paradis fiscaux est juste un mythe bien entretenu. Le Panama Papers est encore une fois un rappel que nos devoirs fiscaux, pour enrayer le phénomène des paradis fiscaux, n'ont malheureusement pas été faits. On espère qu'ils débuteront sous peu.