Au fil des ans, la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales s'est révélée le ventre mou de cette loi étant expurgée de toute référence à ce type de transactions. Pourtant, les plus grandes affaires de corruption que connaît l'Algérie découlent de marchés signés avec des multinationales. Que cache ce handicap ? Quels sont les enjeux et les leviers utilisés par les pouvoirs publics pour vider de sa substance la loi 01/06 ? El Watan a demandé à Djilali Hadjadj, président de l'Association algérienne contre la corruption (AACC), d'éclairer nos lecteurs sur toutes ces questions. - La loi anticorruption 01/06 a aujourd'hui 10 ans. Peut-on faire un bilan de son application ? Il est peut-être intéressant de rappeler brièvement pour vos lecteurs le contexte et les conditions dans lesquels est née la loi du 20 février 2006 relative à la prévention et la lutte contre la corruption. La Convention des Nations unies contre la corruption est adoptée en octobre 2003, l'Algérie la ratifie dès avril 2004, mais n'entame la transposition de cette Convention en droit interne que début 2006. Pour rappel, les députés de deux des trois partis de l'Alliance présidentielle, le FLN et Hamas, ont voté le 3 janvier 2006 contre l'article 7 du projet qui prévoyait la déchéance de toute fonction ou de tout mandat pour l'agent public (élu et haut fonctionnaire) qui ne déclare pas son patrimoine dans les délais. La couleur des «affaires» à venir était annoncée. Cette transposition s'est avérée finalement de très mauvaise qualité, et pour cause, à la même période fut lancé le premier programme quinquennal de la commande publique à l'international à coup de dizaines de milliards de dollars, programme éclaboussé par de grands scandales de corruption, comme nous le saurons quelques années plus tard. Cette loi est très en retrait par rapport aux Conventions des Nations unies et de l'Union africaine, pourtant ratifiées par l'Algérie : notamment en ce qui concerne l'indépendance de l'organe de prévention et de lutte contre la corruption, le droit à l'accès à l'information, les limites du dispositif relatif à la déclaration de patrimoine, les restrictions dans la participation de la société civile et les revers d'une nouvelle incrimination intitulée dénonciation abusive. L'Algérie hérite donc d'une loi très insuffisante, lacunaire et non appliquée, déjà obsolète. - La corruption dans les transactions commerciales internationales est le talon d'Achille de cette loi... En 1997, les 30 pays membres de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) et cinq pays non membres ont adopté une Convention sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ainsi que des commentaires relatifs à cette convention. Un sixième pays non membre de l'OCDE, l'Afrique du Sud, a aussi ratifié cette Convention. Comparée à d'autres instruments multilatéraux de lutte contre la corruption, la Convention de l'OCDE a ceci de particulier qu'elle cible de manière spécifique les offres de pots-de-vin à l'étranger. Aujourd'hui, dans les 36 pays ayant adopté des législations inspirées de la Convention de l'OCDE, corrompre un agent public étranger est devenu un délit. En d'autres termes, si une entreprise multinationale originaire d'un de ces pays verse un pot-de-vin à un agent public d'un pays en développement pour obtenir, par exemple, un contrat de travaux publics, cela constitue une infraction passible d'une sanction. Près de 20 ans après l'adoption de cette Convention, le bilan de son application est mitigé selon les pays l'ayant ratifiée : parmi eux il y a les bons et les mauvais élèves. A titre d'exemple, la France – un des tout premiers fournisseurs et clients de l'Algérie – figure dans la deuxième catégorie, ainsi que le Canada et l'Italie d'ailleurs, qui sont d'importants partenaires de notre pays. Est-ce un hasard si la loi du 20 février 2006 ne dit mot sur la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales, alors que les Conventions des Nations unies et de l'Union africaine y font largement mention ? Ce vide législatif – sciemment entretenu ? – a laissé le champ libre à l'apparition des plus grandes affaires de corruption qu'ait connues l'Algérie depuis son indépendance. - Votre association a pris part, en avril dernier, au colloque de l'OCDE tenu à Paris, où cette question était à l'ordre du jour, n'est-ce pas ? «Renforcer l'intégrité pour le développement des affaires au Moyen-Orient et Afrique du Nord» a été le thème d'un colloque qui s'est tenu à Paris le 18 avril dernier, à l'initiative de l'OCDE (dite aussi organisation des pays riches). L'Algérie, à l'image de tous les pays de la cette région, y était invitée. Dans l'annonce du programme de ce colloque, l'OCDE en précisait le contexte : la corruption, selon elle, est régulièrement identifiée comme un obstacle majeur au développement du climat des affaires dans la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient). Les dernières enquêtes (Banque mondiale, 2015) ont montré que la corruption figure dans le «top 3» des difficultés rencontrées sur le terrain par les entreprises – avec l'instabilité politique et la prévalence du secteur informel. Les organisateurs avaient particulièrement insisté pour que notre association soit présente à ce colloque – même si ce n'est pas dans les traditions de l'OCDE de s'acoquiner avec les segments de la société civile et les médias – ce que, pour la petite histoire, nous vérifierons à nos dépens lors de la rencontre. - C'est-à-dire ? Des responsables de l'OCDE ont eu la maladresse de m'interpeller à deux reprises, à quelques minutes de l'ouverture des travaux et en pleine séance, en aparté, pour me signifier pratiquement de ne pas ruer dans les brancards, vu la présence d'officiels algériens ! Tout en dénonçant cette démarche injustifiable, j'ai tenu quand même à les rassurer en intervenant dans les débats de manière responsable et constructive. Dans un tel climat suspicieux, notre association s'interroge quant à la suite de son implication dans ce programme OCDE-MENA qui s'inscrit dans une perspective 2016-2020. - L'Etat aussi était représenté… L'objectif du colloque était d'échanger les expériences nationales et d'identifier les réponses efficaces pour combattre la corruption dans la région par l'intégrité des affaires et la responsabilité des entreprises – y compris les entreprises publiques. Les organisateurs de l'OCDE ont obtenu difficilement la participation de représentants du gouvernement algérien ; finalement ce sont deux responsables de l'Organe national de prévention et de lutte contre la corruption (ONPLC) qui étaient présents à ce colloque et dont les interventions ont été non seulement d'un très faible niveau, mais totalement hors sujet. Du côté de la société civile, le think-tank CARE était représenté par son président, Slim Othmani (PDG de NCA Rouiba), qui a fait une intervention remarquée dans les débats au sujet de la bonne gouvernance et de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Les discussions ont contribué à définir les grandes lignes d'un programme de travail pour le réseau MENA-OCDE pour l'intégrité des affaires pour la période 2016-2020 et à engager un dialogue annuel sur les politiques d'intégrité dans la région. Le programme sera définitivement adopté en octobre prochain à Tunis, lors d'un colloque de niveau ministériel, avec les mêmes partenaires. - L'Algérie montre-t-elle un quelconque intérêt pour l'adhésion à la Convention de 1997 de l'OCDE relative à la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ? L'état d'application de cette Convention, adoptée en 1997, est l'objet d'évaluations régulières. L'adhésion à cette Convention (qui obéit à des critères précis) est ouverte aux pays non membres de l'OCDE ; l'Algérie n'a jamais montré un quelconque intérêt à ce sujet, alors que l'Afrique du Sud – du temps de Mandela – n'a pas hésité à ratifier cette Convention. Même la mise en place par l'OCDE en 2005 d'un «groupe informel» sur la lutte contre la corruption avec les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, a été boudée par le gouvernement algérien, alors qu'il s'était engagé à y être actif. En février 2016, l'OCDE est revenue à la charge auprès du gouvernement algérien pour essayer d'établir des relations de travail durables et concrètes ; le directeur des relations internationales de l'OCDE a été reçu à Alger par le ministre des Affaires étrangères. Est-ce que la participation de l'Algérie à ce colloque du 18 avril à Paris peut être considérée comme une première réponse positive aux sollicitations de l'OCDE ? Faut-il encore que ces contacts et ces rencontres – du côté algérien notamment – ne s'arrêtent pas à cette réunion. La plupart des pays de la région, nos voisins immédiats notamment, se sont déjà engagés dans des relations autour de programmes, avec partenariats à la clé, avec l'OCDE. L'Algérie enverra-t-elle une délégation de rang ministériel au colloque d'octobre 2016 à Tunis ? Rien n'est moins sûr… Selon notre association, ces fuites en avant répétées, cette succession de dérobades et la crainte d'engagements internationaux contraignants de la part du gouvernement algérien confirment l'absence de volonté politique à lutter contre la corruption, expliquent l'explosion de grands scandales de corruption où sont cités et/ou impliqués notamment de hauts commis de l'Etat, le tout dans un climat de totale impunité sur fond d'effacement de la justice. - Sachant que les pays ayant ratifié cette convention représentent 90% du commerce extérieur et des échanges économiques de l'Algérie (clients et fournisseurs), cette communauté internationale peut-elle amener l'Algérie à revoir sa position et à fournir plus d'efforts pour lutter contre la corruption ? Comme je l'ai précisé plus haut, d'autres pays peuvent s'associer à la Convention, qui est ouverte aux pays qui accèdent au statut de participant au «groupe de travail de l'OCDE sur la corruption». Les ministres des Etats participants ont toujours exprimé leur intention d'obtenir l'adhésion d'autres pays à la Convention. Les initiatives régionales de l'OCDE ont pour objectif d'y contribuer, dont celle qui a essayé de réunir, en 2005, l'OCDE et certains pays de la région MENA ; l'Algérie y avait adhéré, puis a pris la poudre d'escampette. Un pays qui souhaite participer au «groupe de travail» doit satisfaire certains critères, notamment être doté d'un dispositif juridique satisfaisant pour combattre la corruption nationale, observer certaines normes comme l'incrimination de la corruption transnationale et la non-déductibilité fiscale des pots-de-vin ou encore des normes de comptabilité, des mécanismes efficaces d'application du droit et être un acteur économique important. Les mesures que prennent les gouvernements en tant que participants à la Convention ont une interaction avec les initiatives de lutte contre la corruption prises par d'autres institutions comme les Nations unies, le Conseil de l'Europe, l'Union européenne, l'Organisation des Etats américains et l'Union africaine. Elles renforcent en outre les activités anticorruption d'institutions comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l'Organisation mondiale du commerce. Si l'OCDE, pour le compte d'ailleurs d'un certain nombre de ces organisations internationales, fait un forcing depuis quelque temps pour amener l'Algérie à rembarquer dans le train de ces initiatives anticorruption, c'est aussi parce que notre pays s'est malheureusement et tristement distingué ces dernières années par son implication dans de grandes affaires de corruption sur plusieurs continents. Pour l'OCDE, pour ses pays membres les moins corrompus et ses entreprises les plus «propres» qui n'ont pas pu accéder à l'énorme commande publique algérienne ces 15 dernières années – qui se chiffre à plus de 500 milliards de dollars – il est temps que cessent ces pratiques opaques et que l'Algérie soit plus respectueuse des règles de transparence et de libre concurrence dans ses échanges économiques et commerciaux. Mais le pouvoir algérien continue à faire la sourde oreille…