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Mouloud Mammeri ou la mémoire d'un juste
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Publié dans El Watan le 23 - 07 - 2016

Le premier souvenir de l'intellectuel et de l'homme de culture que l'on garde de Mouloud Mammeri est vieux comme l'indépendance de l'Algérie.
C'était en juin 1963, à l'examen de berbère qu'il faisait passer comme épreuve du baccalauréat. C'est ce jour-là que le combat de Mouloud Mammeri pour la langue berbère avait commencé, pour nous. Il faut dire que cette épreuve avait un goût de liberté et de bonheur ; la liberté et le bonheur des premiers mots de notre vie.
C'était un peu comme l'indépendance : attendue et inattendue à la fois. Imaginons aujourd'hui ce que furent ces moments où nous étions enfin nous-mêmes, ce sentiment que chacun de nous ressentait d'être «soi» en un «nous» commun. Fallait dire cependant que notre adolescence avait été bousculée par l'incompréhensible désenchantement des lendemains de l'indépendance qui devaient être si joyeux, alors qu'ils furent les déchirements de luttes que l'on disait «fratricides». Ce jour avait été précédé secrètement de ce qu'on avait bien réussi à entrevoir brièvement de La Colline oubliée et du Sommeil du juste. C'était au temps de la colonisation où nous étions des indigènes dépouillés de l'histoire, de l'identité et de la parole qu'on avait héritées des siècles et des siècles durant.
Ce jour-là, on découvrait, pour de vrai, Mouloud Mammeri, avec son sourire amusé et complice lorsqu'il scrutait notre propre regard. Il y avait entre lui et chacun des candidats une connivence, un sourire entendu d'être «nous»… de parler berbère au baccalauréat. Ces mots allaient, hélas, entrer vite dans l'interdit, pour être confinés dans la clandestinité, tellement le bruit des bottes en avait fait les synonymes des opposants, des éveillés de la liberté et du droit, des épiés, des ennemis de l'intérieur.
C'est ainsi que les événements font, défont et refont l'histoire ; ils servent de repères de la mémoire pour certains et de l'oubli simulé pour d'autres.
Les preneurs de pouvoir avaient très vite supprimé la chaire de berbère à l'Université d'Alger en signe de représailles et au nom de l'ordre de la purification devant tout ce qui pouvait faire de l'altérité ou de la différence et surtout au nom de la mort programmée de l'âme berbère. Bousculé jusqu'à être contraint de faire cours dans un réduit en guise de classe à la Faculté des lettres, Mouloud Mammeri murmurait ses messages de langue, il apprenait à ses quelques élèves qu'il fallait se souvenir que chaque instant de la vie était inscrit dans le passé de l'histoire et que dans les présents étaient marqués les sacrifices consentis pour exister, pour rester en vie. Derrière les portes, les censeurs écoutaient tout, le moindre bruissement de liberté, même les silences coupables. Les censeurs finirent par chasser Mammeri et ses élèves de ce qui fut le réduit de l'enfermement, de ce qui respirait berbère.
Le pouvoir se rappela en même temps que la chaîne kabyle existait encore et qu'il fallait l'interdire, la supprimer, lui arracher son existence respirée. Il avait décidé, comme on l'avait fait, il y a des siècles, à Azwaw Ath Yafamen, à l'embouchure de Assif n'Sous, au pied du Moyen Atlas, dans l'œuvre de Driss Chraïbi, de lui couper la langue afin qu'il ne puisse plus parler sa langue.
C'est ainsi qu'au processus de déculturation de la longue nuit coloniale, l'indépendance de l'Algérie verra, à l'intérieur des frontières de la Berbérie, se programmer la «mort absurde» des Berbères. On ira jusqu'à ignorer l'histoire ancienne de l'Algérie avec ses grands chefs que furent Massinissa et Jugurtha, pour lui substituer des siècles d'histoire d'ailleurs. Mais avec le temps, bien des siècles après, l'âme juste d'Azwaw effacera l'inculture des ignorants et la mémoire de l'originel viendra submerger le masque de toutes les ignorances. Les gouverneurs d'Alger l'indépendante se mirent à effacer tout ce qui pouvait se souvenir de la mémoire algérienne.
Alors, chassé de son université, Mouloud Mammeri déplaça ses cours au grand air, dans des «salles champêtres» sans chaise ni tableau, à Tikjda, Thala Guilef, Tirourda. Chassé pendant longtemps des plaines par les janissaires turcs en quête de rançons, puis par la soldatesque française accompagnée de ses bachaghas, l'enseignement de la culture et de la langue berbères, dans une Algérie libérée, se construisit un refuge symbolique à l'occasion de sorties ludiques dans les montagnes du Djurdjura. En ces lieux, refuges de la parole et de la révolte, Mouloud Mammeri, à chaque instant, sortait un petit calepin dans lequel il inscrivait les mots et les paroles qu'il entendait de ses élèves et qui pouvaient ouvrir un champ de savoir et de connaissance.
Mammeri faisait de nous des maîtres naïfs de l'apprentissage. On réinventait, avec lui, la pédagogie de la vie, la pédagogie de l'oralité enrichissante qui restera, réinscrite dans le petit calepin de Dda Lmouloudh. C'était le refuge des exclus ! C'était la ruse des dépossédés ! Mais depuis quelque temps déjà, au nouveau «palais du gouvernement», ordre avait été donné à la moindre administration et au plus petit des chaouchs de gommer tout ce qui rappelait la mémoire berbère de l'Algérie. Pendant presque 20 années, des petits groupes, face à l'incompréhensible, se retrouvaient pour sauver avec passion et patience ce qu'il fallait protéger de l'âme originelle de leur pays.
Un jour du mois d'avril 1980, Mouloud Mammeri arrive, à Tizi Ouzou, avec son petit calepin, avec plein de notes et la tête riche d'idées et de savoir. Lui qui avait parcouru l'Algérie, jusqu'au Gourara et au Hoggar, lui qui avait parcouru l'Afrique du Nord jusqu'au Tafilelet, vint à cette conférence pour donner tout simplement ce qu'il avait appris, des années durant, à propos de la langue, de la poésie, de la culture, de l'âme de l'Algérie et de l'Afrique du Nord, de la mémoire et du présent de la Berbérie. Il était tout simplement venu à Tizi Ouzou en descendant d'Ath Yenni, pour ciseler les mots comme on cisèle les fils d'argent pour en faire les bijoux d'art qui ornent le corps des femmes. En empruntant les chemins sinueux, il arrive à la porte d'une salle de conférences interdite par les gardes-chiourmes, les flagellateurs de l'esprit. Conférence interdite ! Parole interdite !… Mamnouâ ! Qararna !
Les élèves de Mouloud Mammeri ne l'entendirent pas ainsi. Un Mouvement culturel berbère prit le relais des rencontres champêtres et joyeuses pour donner naissance à la première grande révolution populaire des lendemains de l'indépendance. Ils le proclamèrent dans une marche qu'ils voulurent pacifique mais les gourdins briseurs de crânes, de bras et de jambes firent écho aux balles assassines. Le printemps berbère clama la liberté mais, en réponse, on lui laissa sur le bitume les morts et les blessés et dans les cachots les prisonniers et les suppliciés.
Mouloud Mammeri, qui ne voulait point être un héros, donna naissance à une héroïque révolution dédiée à la liberté berbère des Algériens. Depuis les associations se multiplièrent dans toute la Kabylie, se propagèrent dans les Aurès, le Chenoua, le M'zab pour ensuite traverser les frontières de l'Algérie et se diffuser au Maroc avant d'aller jusqu'en Libye. Même à l'Oasis de Siwa en Egypte ; et, aux Iles Canaries où, de sa capitale Ténérife, Ernesto Coubillo, revendiquera les origines berbères des îles Canaries et le rattachement des Canariens aux Africains du Nord.
Pendant toutes ces années, Mammeri restera stoïque et digne ; de sa réflexion il tirera le meilleur pour la pensée des hommes paisibles. Il regardait presque de loin l'Université qu'on lui avait interdite. Il avait trop longtemps vécu la jeunesse exilée pour aller exiler ailleurs la maturité de ses œuvres.
C'est de l'Université de Paris qu'il reçut l'invitation pour un hommage à son œuvre et à sa passion de la culture de chez Nous et de partout dans l'universel. Appelé à recevoir le doctorat Honoris Causa — premier algérien à recevoir ce titre honorifique — des mains du président de l'Université de Paris, le 6 mai 1988, il sortit discrètement, comme à son accoutumée, quelques feuilles de papier de sa poche pour retracer le parcours de sa vie et celui de la culture de l'Algérie. Mais il ne pouvait pas, dans cette salle du haut-conseil de l'Université de Paris, ne pas rappeler l'indigène qu'il fut dans l'Algérie colonisée. Il rappela le statut de l'indigénat qui privait l'Algérien de son identité, pour tracer la ligne de toutes les hiérarchies qui infériorisaient Mouloud, y compris sur le front de la Grande Guerre de 1939-45. A grade égal, disait-il, l'indigène devait soumission à l'Européen. Peut-être qu'au fond de lui pensait-il qu'il était toujours resté l'insoumis discriminé. Lorsqu'on évoquait ensemble cette absurdité, il esquissait un sourire entendu qui voulait tout dire et qui épuisait toutes les complaintes.
Vif de corps et l'intelligence toujours en éveil, Mouloud Mammeri était à l'écoute des appels qui lui étaient envoyés de partout pour offrir tout ce qu'il détenait de culture et de savoir. Comme ce jour du mois de février 1989, lorsqu'il prit le chemin d'Oujda pour une conférence attendue de lui. Il ne voulait pas y aller en avion parce qu'il préférait voir défiler les visages et les paysages de l'Algérie, au volant de sa voiture presque d'un autre âge. Quelques jours après, il revint vers son destin, par une nuit lourde de vent et de pluie. Une route chaotique, un arbre inattendu eurent raison de sa prudence et de sa vigilance. Il était écrit quelque part que, près de Aïn Defla, seul dans sa voiture presque d'un autre âge, Dda Lmouloudh venait de faire ses adieux à la vie. Nul ne saura qu'elles étaient ses dernières pensées à cet instant précis. Peut-être avait-il eu le temps de réciter ces mots : «Vous me faites le chantre de la culture berbère et c'est vrai. Cette culture est la mienne, elle est aussi la vôtre (…) Je tiens (comme vous devriez le faire avec moi) non seulement la maintenir mais à la développer (…) C'est dans le sens de sa libération que mon peuple ira.»
Depuis cette douloureuse rencontre avec son destin, que d'événements, de mouvements héroïques et tragiques à la fois ont parsemé le long combat pour tamazight et au cours desquels Mouloud Mammeri était le plus grand absent mais en même temps l'éternel présent. Qu'aurait-il pensé, qu'aurait-il écrit ? Il aurait eu certainement d'abord un sourire affectueux de reconnaissance en apprenant qu'après avoir été reconnue langue nationale, la langue berbère originelle de l'Algérie était enfin élevée au rang naturel de langue officielle dans son pays, dans la Constitution de l'Algérie. Il pensera à chaque région d'Algérie et à tous les Algériens ! Il aurait certainement tout de suite pris un stylo et une feuille de papier pour écrire : «Pourquoi tout ce temps perdu ? Pourquoi toutes ces injustices ? Pourquoi toutes ces violences inutiles ?» Il prendrait ensuite toute sa patience et tout son génie pour caresser son stylo et ajouter sur sa feuille de papier : «Quel merveilleux instant ! Quel triomphe pour l'Algérie, le Maghreb et l'humanité !» Peut-être voudrait-il ajouter, enfin, l'officialisation de la langue berbère aux deux autres grands moments qui ont marqué l'histoire des causes justes : l'indépendance de l'Algérie et la fin de l'apartheid en Afrique du Sud.
Le souvenir de l'intellectuel, du chercheur et de l'homme de culture que fut Mouloud Mammeri reprendra sa place de guide patient afin que tamazight ne soit pas seulement une langue officielle de papier, mais la langue officielle portée, comme l'identité réappropriée de l'Algérie, par tout son peuple.
En un samedi 23 juillet 2016, à Ath Yenni, la statue de l'humaniste Dda Lmouloudh regardera, en face, sans jamais ciller, la tombe de Mouloud Mammeri, l'homme juste. De sa statue posée près d'un olivier, il portera un regard de reconnaissance à chacun des passants de tous les instants.
______________________________
Par : Mohamed A. Lahlou

Docteur en psychologie
Docteur Honoris Causa,
docteur d'Etat ès-lettres et sciences
humaines,
docteur en psychologie.
Professeur d'université, professeur émérite.
Président de l'Association internationale de recherche interculturelle


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