Rarement occasion aura été donnée de voir deux films, à la fois brillants et originaux, sur l'univers des banlieues françaises et, qui plus est, l'un comme l'autre, renouvelant l'approche et le traitement de sujets récurrents liés à la précarité, à la marginalisation et à la violence. Tous les deux, avant de sortir en salles en France, en septembre pour Divines, et le 5 octobre pour Chouf, ont été projetés au Festival de Cannes. Divines de Houda Benyamina a même obtenu la Caméra d'or (meilleur premier film toutes sections confondues) tandis que Chouf de Karim Dridi a fait l'objet d'une séance spéciale autorisant ses comédiens, tous Marseillais, à gravir les marches du grand palais. Révélation à Cannes, cette œuvre a fait la quasi unanimité de la presse spécialisée, l'hebdo Télérama et Le Monde le hissant parmi les œuvres marquantes de l'année 2016. Après L'Esquive de Abdelatif Kéchiche et Bande de filles de Céline Sciama, Divines marque un tournant concernant les films de banlieues, à la fois par sa dimension féminine (la réalisatrice et ses deux comédiennes principales) et par sa force émotionnelle, chose rare s'agissant d'une œuvre de fiction aux accents universalistes. Sortant des sentiers battus et rebattus de l'univers des cités, Divines, de par son intrigue et sa mise en scène, bat en brèche les stéréotypes et clichés longtemps répétés, tels qu'ils se voient encore à longueur de magazines et de journaux télévisés. Dounia (formidable Oulaya Amamra) et Maïmouna (étonnante Déborah Lukumuena), les deux protagonistes de Divines, sont soudées par une amitié indéfectible telle que l'adolescence et les conditions de vie sont à même de générer. Ecoutons les parler de leurs personnages respectifs : «Dounia habite dans un camp de Roms avec sa mère Myriam. Elle ne connaît pas son père et, dans la cité, tout le monde l'appelle la ‘bâtarde'. C'est une fille qui veut s'élever vers le sacré. Elle a un rapport particulier à la religion mais elle ne sait pas vraiment comment l'aborder. Elle combat ses démons, tout ce qui la pousse à faire des bêtises. C'est son amie Maïmouna qui la ramène au sacré. Dounia, elle, est en quête de dignité ! Elle a de la fierté, elle veut pouvoir être reconnue pour ce qu'elle est et elle veut sortir sa mère de sa déchéance...» «Maïmouna, c'est la meilleure amie de Dounia et la seule personne qui la comprend. Elle n'est absolument pas confrontée aux mêmes difficultés qu'elle. Pourtant elle sait l'écouter. Maïmouna a un cadre familial strict et elle est fille d'imam. Elle a de la compassion pour Dounia, elles sont comme deux sœurs. Je la trouve touchante parce que justement, elle est soumise à Dounia mais elle sait appréhender la misère de sa copine.» Leur amitié n'est pas liée par le sang mais par la tendresse et l'amour. Et les péripéties qu'elles vont être amenées à vivre renforcent leurs liens. Dounia a un tel désir de s'en sortir qu'elle va finir par suivre les traces de Rebecca, une dealeuse de drogue respectée dans la cité. L'argent qu'elle reçoit, elle le dissimule dans une boîte en fer qu'elle range dans les limbes d'un théâtre d'où elle découvre les évolutions chorégraphiques de Djigui, un danseur qu'elle finira par rencontrer et, dès lors, son quotidien s'en trouvera bouleversé. La singularité de ce premier long métrage, c'est qu'il a vu le jour dans le cadre d'une association intitulée Les 1000 visages, initiée au départ par Houda Benyamina et dont sont sortis la plupart des comédiens du film, formés par un travail en ateliers. Houda a voulu réagir, par ce biais, contre un cinéma français qu'elle trouve à la fois «blanc, bourgeois et misogyne». Certes, les 1000 visages n'est pas l'Actor's studio, mais un lieu qui détecte des talents formant une famille unie et générant une nouvelle forme artistique issue des quartiers de banlieue. Divines conjugue les qualités d'un film d'auteur et d'un cinéma populaire qui, comme l'indique la réalisatrice, «n'a pas peur des grands sentiments et des personnages hauts en couleur». Admiratrice du film America America d'Elia Kazan, Houda Benyamina revendique «le vrai djihad, la plus dure des guerres, celle qu'on mène contre soi-même». De même s'attache-t-elle fortement à un cinéma de mouvement tel que l'illustre brillamment son film et sa fratrie de comédiens qu'on n'est pas près d'oublier une fois la lumière revenue dans la salle de projection. Avec Chouf, Karim Dridi renouvelle également le regard porté sur les cités de France et plus spécialement sur les fameux quartiers nord de Marseille, ceux-là mêmes qui, une semaine sur deux, font la une de l'actualité des médias. Pour raconter son histoire, le réalisateur s'est immergé deux années durant dans la réalité souvent opaque de ces quartiers nord, allant jusqu'à se faire accepter par les réseaux de la drogue et du deal. Le film raconte la descente aux enfers de Sofiane, jeune homme pourtant éloigné de la toxicomanie. Il fait de brillantes études de commerce à Lyon jusqu'au jour où son frère est abattu. Dès lors, l'engrenage de la vengeance va le mener petit à petit sur les chemins de la violence. Le premier plan du film pose la problématique du récit. On y voit de dos des jeunes, hauts perchés, dont le regard plonge sur la cité exprimant fortement les caractéristiques du ghetto et de la zone interdite. «Ces quartiers-là sont un peu l'antichambre de la prison, des endroits où s'entassent des milliers de personnes, un vivier de criminalité. Logique puisque c'est un condensé de misère et d'injustice intolérables», note le réalisateur. Ce dernier a intitulé son film Chouf sur le conseil de son producteur Rachid Bouchareb. Le terme «chouf» désigne les guetteurs des réseaux de drogue. Le terme, employé par la police, trouve son origine dans la guerre d'Algérie lorsque la soldatesque française désignait les guetteurs des maquis. Les jeunes, eux, ont opté pour un anglicisme québécois, «jobeur» de «jober» que l'on peut traduire par «faire un boulot». Car le grand problème de ces quartiers demeure le chômage endémique qui donne raison à Karim Dridi quand il évoque «le déterminisme social qui nous régit tous». A la fois western et thriller, le film Chouf est loin d'être un pensum. C'est une œuvre de fiction remarquablement maîtrisée par l'auteur de Bye Bye (1995) qui avait révélé, après Pigalle (1994) son premier long, le talent naissant d'un réalisateur et d'un metteur en scène aujourd'hui confirmé.