Avec toute la force et l'entêtement qu'il laisse apparaître, Orhan Pamuk est d'une extrême fragilité, dans sa vie mais aussi dans ses mots. Un regard fuyant qui ne fixe que rarement les visages, une certaine pudeur dans ses propos amicaux et ses mouvements. D'ailleurs, tout se lit dans ses yeux qui évoquent un homme d'une grande aisance d'esprit. On retrouve ce regard d'une énorme simplicité et authenticité enracinée dans son dernier livre Istanbul, sorti en espagnol il y a quelques jours et qui ne sortira en français qu'à la fin de novembre. Pamuk revisite une ville écartelée entre deux mondes qui grandissent dans l'amour et le désamour, la convivialité et le malentendu. Une métaphore d'un monde qui s'éclipse et d'un autre qui s'installe. Istanbul est une ville unique qui ne ressemble en rien aux autres cités. Quand la question est posée à Orhan, il répond toujours avec son air modeste, mais très attaché à son ego, à la recherche des mots les plus expressifs : « J'ai passé ma vie à Istanbul, sur la rive européenne, dans les maisons donnant sur l'autre rive, l'Asie. Demeurer auprès de l'eau, en regardant la rive d'en face, l'autre continent, me rappelait sans cesse ma place dans le monde et c'était bien. Et puis un jour, ils ont construit un pont qui joignait les deux rives du Bosphore. Lorsque je suis monté sur ce pont et que j'ai regardé le paysage, j'ai compris que c'était encore mieux, encore plus beau de voir les deux rives en même temps. J'ai saisi que le mieux était d'être un pont entre deux rives. S'adresser aux deux rives sans appartenir totalement à l'une ni à l'autre. »Dans ce monde féerique de découverte de soi-même et de mémoire enfouie, Pamuk ne fait pas abstraction des menaces sérieuses contre sa vie pour avoir admis dans une interview à un journal suisse, qu'entre 1915 et 1917, « un million d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d'autre que moi n'ose le dire ». Propos jugés contraires à l'intérêt national comme si intérêt national était incompatible avec la relecture de l'histoire qui est d'abord faite par des hommes et non par des anges. Ce qui avait d'ailleurs poussé le sous-préfet de Sütçüler à ordonner la destruction de tous les livres de l'écrivain. Orhan Pamuk même dans un café ou en compagnie de ses amis, ne mâche pas ses mots. Il s'installe dans sa logique, celle d'un écrivain libre et courageux. En octobre 2005, il a été mis en examen pour insulte délibérée à l'identité turque par une cour d'Istanbul. Il a maintenu cependant ses propos : « Mon but était de commencer une petite discussion sur ce tabou, parce qu'il est un obstacle pour notre entrée dans l'UE », a-t-il déclaré. Il risquait quatre ans de prison. Il savait que ses propos tombaient sous le coup de l'article 301 du nouveau code pénal, qui donne un tour de vis à la liberté d'expression. C'est dire à quel point une grande nation peut trembler sous la plume d'un écrivain qui a eu l'audace de reprendre à son compte une histoire blessée et non dite. Et comment l'écriture réveille les vieux démons qui ne reculent devant rien. Lors d'une conférence de presse, Orhan Pamuk a plaidé pour la liberté d'opinion et pour le respect des droits de l'homme en Turquie. Il a également « souhaité de tout cœur que la Turquie fasse partie de l'Union européenne ». Ce qui a fait de lui un homme appartenant certes à la Turquie, mais aussi à un patrimoine universel qui met l'homme à la tête de toutes les priorités. Dans les moments les plus durs et sujets aux manipulations, il a pris la décision de refuser le statut d'artiste d'Etat que le gouvernement turc lui avait accordé pour des raisons politiques. C'est un homme entier et appliqué, dans son travail mais aussi dans sa parole. Il sait très bien la responsabilité qu'il porte sur le dos. « Les mots ne sont pas un jeu, mais une responsabilité et un acte de liberté vers soi-même et vers les autres. » Ce qui lui fait le plus de mal, c'est cette façon avec laquelle l'esprit des masses est manipulé en l'accusant d'avoir « instrumentalisé la cause de la minorité arménienne pour doper sa carrière littéraire » et prend toute parole libre pour une parole courtisane faite pour satisfaire l'attente de l'autre. « Mais, qui est cet autre, quand vous habitez Istanbul ? Une ville écartelée par ses choix difficiles ? » D'ailleurs, il ne se contente pas d'un seul regard figé sur l'histoire et ce qu'elle nous impose : « Je n'ai pas une personnalité, j'en ai plusieurs. » C'est dans cette perspective d'humanisme et de liberté de parole qu'il a été l'un des rares écrivains à avoir défendu, en 1999 et sans ambiguïté, le droit à la parole pour Salman Rochdy. Il n'a jamais cessé de mettre en relief les déboires d'un pays tiraillé et piégé par sa propre histoire et par sa géographie. Partagé entre un Orient qui ne cesse d'émerger dans l'inconscient collectif et d'un Occident qui s'impose de fait, dont Istanbul en est le symbole parfait. Ecrivain entre deux mondes, Orhan Pamuk est le meilleur représentant d'une nouvelle génération d'écrivains. Ses voyages à travers le monde ont ouvert son esprit sur l'universel. Il a effectué de longs séjours aux Etats-Unis en qualité d'auteur invité, notamment à l'université de l'Iowa. Son travail permanent sur son écriture et son devoir de libre penseur, nourrissent une œuvre qui sait rester populaire et efficace. D'ailleurs, son dernier roman Neige, bien reçu par la critique littéraire, est un formidable réquisitoire contre les démons du fascisme islamiste montant et d'une junte qui contrôle tout ; et une belle plaidoirie en faveur de la poésie du merveilleux. Les grands équilibres se font à travers les mots fragiles, même si le héros, Ka, trouvera la mort dans une rue déserte de Francfort. Le narrateur se confond avec l'auteur pour raconter l'histoire de son ami, le poète Ka, et retrouver la poésie perdue, puisque tout devient semblable à un brouillard d'une beauté insaisissable et d'une fragilité inimaginable. Ecrivain solitaire, c'est aussi une fragilité gracieuse et cette simplicité dégageant un humanisme transcendant. Une de ses photos rappelle bien son image fondue dans son regard éclatant. Un homme assis dans un bureau. Entouré de livres et de murs couverts de petits bouts de papiers, de journaux et de couvertures de livres, il ressemble bizarrement à un Kateb Yacine qui trouvait du plaisir à suspendre ses manuscrits sur un fil dont il était le seul à connaître les vrais secrets. C'est toujours un homme rayonnant malgré ce qu'il porte sur le dos comme responsabilité. Rien sur son bureau que les petites notes pour les besoins de l'écriture. Puis, un vrai chat blanc allongé sous l'ombre lumineuse d'un abat-jour, une tasse de café à moitié pleine et une montre qui est plus une présence qu'un indicateur de temps mais surtout… surtout, un sourire qui ne dément jamais.