La troupe du célèbre théâtre indépendant de Tunis, «El Teatro», participe pour la première fois au Festival du théâtre arabe qui célèbre sa neuvième édition à Oran et à Mostaganem jusqu'au 19 janvier 2017. La troupe que dirige Taoufik Jebali est venue avec Le fou, une pièce montée à partir de textes du poète libanais Gibran Khalil Gibran, et présentée, en Off, à la salle Es Saâda, mercredi soir. El Teatro est présent aussi avec la pièce Vertige de Zohra Zammouri, qui sera présentée ce soir dans la même salle. «Nous sommes au festival en tant que volontaires, pas en tant que professionnels. C'est une occasion pour nous de nous rencontrer, d'échanger. Vous avez constaté que les festivals du théâtre deviennent de plus en plus rares dans les pays arabes. Le Festival de Carthage et celui du Caire (théâtre expérimental) sont en difficulté, ont attrapé la grippe», a déclaré Taoufik Jebali, lors d'une rencontre avec les journalistes à l'hôtel Le Méridien. «Nous donnons au théâtre, nous prenons plaisir à le faire, on se moque de tout, on ne prend pas trop les choses au sérieux. Il n'y a pas d'opposition entre le sérieux et le plaisir de faire un spectacle. Nous avons décidé de reprendre le spectale Le fou, car nous avons besoin aujourd'hui de ceux qui nous rappellent notre humanité, qui nous rappellent les valeurs autres que celles déjà évoquées dans le théâtre social», a relevé Taoufik Jebali. Il a reproché aux hommes de théâtre arabes de trop s'intéresser aux concepts au détriment de la pratique, de la réalité. «On nous parle de Stanislavski et de Brecht. Certains les connaissent, d'autres non. Mais l'essentiel est de tenter l'expérience sur scène, de faire un travail artistique. Le théâtre arabe est plus proche de Adel Imam que de Stanislavski», a-t-il dit. Selon lui, l'absence d'une bureaucratie créative et intellectuelle en Tunisie peut sauver le théâtre dans ce pays. «Tout se fait sur le terrain. Il y a des expériences dont on ignore parfois l'origine. Il y a une certaine paresse intellectuelle dans la recherche académique sur le théâtre tunisien. Cela dit, les travaux de théâtre les plus médiocres sont venus de ceux qui ont été formés d'une manière académique. Pour certains, tout ce qui fait du théâtre en dehors du cadré préétabli est accusé de faire du ‹Non théâtre›. Comme si nous étions nous les créateurs du théâtre ou que nous ayions la tutelle mondiale sur le théâtre !» a-t-il dénoncé. Taoufik Jebali, qui a mis en scène des pièces telles que Klam ellil (Paroles de nuits), Les voleurs de Baghdad ou Le pain quotidien, assume ce qu'il fait à El Teatro. «Appelez-le ce que vous voulez : du post-modernisme, du post-caricature, du Non théâtre. Le Non théâtre est ce chaos. Un chaos qui peut être créatif ou étouffant», a-t-il dit Une dictature fractionnée Taoufik Jébali refuse de parler de «Révolution» en Tunisie, après la révolte contre le régime de Ben Ali-Trabelsi en 2011. «Il y a eu un changement de régime. Nous sommes passés d'une dictature à plusieurs autres dictatures. Ce qui est bon puisque la dictature est fractionnée. Le pouvoir n'est plus entre les mains d'une seule personne. Aujourd'hui, il est question d'opposition entre le théâtre laïc et le théâtre islamiste. Cette problématique affaiblit la logique du dialogue. Sans grande analyse, des pièces ont été produites d'une manière spontanée après 2011. La Tunisie ressemble à une marmite qui bouillonne avec une variété de légumes à l'intérieur !» a ironisé le metteur en scène, connu par son franc parler et son sens raffiné de l'humour. Il reste réfractaire à l'abus de la technicité sur scène et défend avec force le langage visuel au théâtre. «Je refuse de susciter l'émerveillement chez le public par les supports techniques. Dans la pièce, Le fou, j'ai utilisé des moyens simples, un support vidéo, du son, des lumières. La magie est dans l'harmonie entre tous les éléments pour arriver à un bon résultat sur les plans visuel et esthétique. Maintenant, il faut poser la question sur le comédien, sur ses capacités sur scène. Qu'est-il démandé au comédien ? Faire le clown ? Jouer le rôler du tribun ? Pour que le théâtre reste vivant et influent, il doit sortir des sentiers battus, entrer par la portière de la marge, de la minorité. Le théâtre doit refuser le consensus. S'il persiste à le revendiquer, il deviendra une activité banale, morte. Le consensus nuit au théâtre», a relevé Taoufik Jébali. S'appuyant sur une déclaration d'islamistes marocains qualifiant les laïcs de «zéro virgule», après des élections, il a ajouté : «Nous voulons être ce zéro virgule, nous voulons rester une minorité. L'art, le théâtre est ce zéro virgule. Car, il s'agit d'apprendre. Apprendre de l'inconnu. Je n'ai pas de plan pour reconquérir la confiance des publics. J'ai un plan pour refaire vivre la confiance pour dire que le théâtre est un art différent», a-t-il noté. Il a rappelé la célèbre expression de Brecht qui a dit que «le théâtre commercial est une femme de mœurs légères et le théâtre artistique, une vieille fille». «Et être vieille fille est beau parfois, en tous cas mieux que la prostitution !», a-t-il appuyé, le ton sarcastique. La satire doit, selon lui, être une position, pas un but. Cette année, l'espace d'art et de création El Teatro de Tunis célèbre ses trente ans. A cet effet, un programme de spectacles est en cours depuis plusieurs mois jusqu'à juillet 2017, sous le titre : «Nous avons l'art, nous avons la vie ». «Que l'on partage nos rêves et nos voyages, nos jours de chance et nos nuits blanches qui sont plus belles que les jours ! Car El Teatro n'est pas seulement un espace matériel avec fauteuils rouges, un plafond technique, un guichet, 4 salles de spectacles et une galerie d'exposition… El Teatro est un incubateur subversif de trois générations qui l'ont porté avec joies partagées et critiques positives», écrit Zeyneb Farhat dans la présentation de ce programme. El Teatro produit jusqu'à dix spectacles par saison théâtrale et assure des programmes de formation aux comédiens dans El Teatro Studio. En octobre 2016, El Teatro a organisé «Automne danse», «un festival à la rencontre des citoyens», avec la présentation de sept nouvelles créations. Pour ce mois de janvier, El Teatro a programmé deux spectacles chorégraphiques (Falsou de Nejib Khalfallah et Danse de Imed Jema), un monologue (Histoires à deux balles de Mohamed Saber Oueslati) et une pièce de théâtre (Roméo et Juliette de Ghazi Zaghbani).