Le théâtre arabe est en pleine mue, comme l'a confirmé la 9e édition de son Festival en reflétant les tendances actuelles de cet art dans ses créations à ambition citoyenne. Les artistes présents corroborent ce constat. Et surprise pour tout observateur, la sélection des seize spectacles dans le In et le Off s'est avérée d'une rare liberté de ton, levant les préjugés à l'endroit de cette manifestation itinérante qui, plus est, est financée par un sultan. Le programme a ainsi fait fi de tous les tabous politiques, idéologiques ou autres comme, par exemple, la pièce Ya Rab, une prenante œuvre irakienne qui se frotte vertigineusement à la question du sacré. De la sorte, la ligne de force de la sélection a porté sur la mise à nu de la crise qui traverse les sociétés arabes depuis les interventions armées occidentales et lesdits «printemps arabes» qu'elles ont entraînés du Machreq au Maghreb. Cela pour la thématique. Pour ce qui est de l'esthétique, si les formes d'un théâtre contemporain, s'appuyant sur un texte dramatique ainsi que sur un jeu d'acteur et une scénographie, sont bien représentées, la part belle a cependant été accordée à un 4e art inscrit dans le post-dramatique théorisé par le célèbre critique de théâtre allemand, Hans-Thies Lehmann. S'appuyant sur les ressources des nouvelles technologies dans ses mises en scène, ce genre ne fait pas cas de la fable traditionnelle, et élimine l'intrigue classique avec un début, un milieu et une fin, ainsi que le conflit opposant des protagonistes. Au cours du festival, cette tendance a été confortée par la présence de son invité d'honneur, le Tunisien Taoufik Jebali. Dans le monde arabe, son pays est précurseur en matière de dramaturgie post-moderne, et ce, pour deux raisons. D'abord, la censure sous la dictature de Benali avait amené les gens du théâtre à éviter de fâcheux retours de manivelle issus d'un discours direct. Ensuite, en raison, cette fois, de la dictature du metteur en scène sur l'auteur dramatique, phénomène mondial qui s'est imposé depuis que le premier s'est affirmé comme auteur à travers une écriture scénique, ne se contentant plus d'être la simple traduction d'un texte dramatique. L'expression de cette tendance a été copieusement étalée à Oran avec la représentation de El Mejnoun du même Jebali et de Zombies oual khataya el âachra, de l'Egyptien Tarek Edouiri. Dans la première pièce, deux textes se chevauchent. D'une part, celui de Le fou, de Khalil Gibran, dit sur tous les tons et en Off essentiellement, parfois par plusieurs voix qui s'entremêlent et se concurrencent vers la fin au point qu'il en devient inaudible. D'autre part, le texte scénique qui transcende le précédent pour fouiller l'indicible. Pas d'intrigue ni de protagonistes. Les comédiens sont parfois réduits à des signes scéniques. Le spectacle fait passer son propos par un délire visuel à donner le tournis grâce à une époustouflante création de lumières. Idem pour Zombies et les dix péchés, production d'Al Hanaguer, un lieu où se monte en Egypte ce qu'il y a de plus innovant. Ce centre des arts, institution publique, apporte un soutien aux troupes indépendantes les plus prometteuses. Pour rappel, l'Egypte ne compte que 15 troupes théâtrales permanentes dans autant de scènes nationales spécialisées relevant du secteur public, ce qui explique les difficultés, parfois insurmontables, que rencontrent les troupes indépendantes à monter un spectacle novateur. Les trois spectacles présents à Oran sont d'ailleurs des œuvres des jeunes créateurs les plus en vue actuellement en Egypte. Dans Zombies, il est question de l'aliénation de l'individu embrigadé dans un système totalitaire, celui actuel, né de la mondialisation uniformisante et des effets pervers du capitalisme sauvage sur le comportement des individus. Les personnages, décervelés, sont plus emblématiques que singuliers. Le discours est un simple complément à l'écriture scénique. Il égrène des fragments de situations inspirées de 1984, de Georges Orwell et de 451° Fahrenheit, de Ray Bradbury. Couplée à une chorégraphie échevelée, plutôt acrobatique, avec marche au pas ou dans tous les sens, sur fond de voix robotiques, la biomécanique est à l'œuvre avec des corps en souffrance. Sur fond de situation d'état de siège avec vrombissement d'hélicoptères, bruits de chaos, émeutes, errances et solitudes. Bien qu'inscrits dans une perspective universaliste, Zombies et Le fou font écho aux révolutions/contre révolutions qui agitent l'Egypte et la Tunisie. Avant-garde tunisienne. Quatre autres troupes de ces deux pays étaient également au programme. Zey Ennass (Comme tout le monde), produit par la troupe Masrah Al Sâa avec le soutien du centre Ibdaâ, d'après L'Exception et la règle, de Brecht, se présente en fable burlesque à caractère franchement politique. Sarcastique dans la dénonciation des possédants, Zey ennass est porté par des comédiens en verve sur une mise en scène réglée selon les canons du didactisme brechtien par Hani Afifi. Datée de 1930, L'Exception reflète pourtant la situation actuelle en Egypte, selon Afifi. Toute aussi comique mais dans l'humour noir, Al khalta essihriya lilsaâda (La potion magique du bonheur), produite par Al Hanaguer, écrite et mise en scène par Chadi Al Dali, est portée par des comédiens qui savent jouer succulemment la comédie, chanter et danser avec grâce. La scène, toute en profondeur, est presque nue. La scénographie joue des costumes caractérisant les personnages, de leurs couleurs ainsi que des flaques de lumière. Usant de la mise en abîme, cette pièce est éclatée, parce que s'appuyant sur des fragments de vie. Elle nous dit avec truculence combien est chimérique la quête individuelle du bonheur lorsqu'un charlatan s'en mêle. Les deux autres pièces, tunisiennes, sont l'une produite par El Théâtro de Taoufik Jebali et la seconde avec son soutien. Doukha, écrite et mise en scène par Zohra Zemmouri, porte un regard critique sur les lendemains de la «révolution du jasmin». Dans cette première œuvre, cette comédienne de formation ne pousse cependant pas la hardiesse à s'écarter d'une approche esthétique qui est celle du théâtre tunisien depuis quelques décennies où jeux de lumières, jeu de l'acteur sont poussés jusqu'à l'hystérie et où le langage du corps domine. Netherworld ou Thaourat Don Quichotte (La révolution de Don Quichotte), écrite et mise en scène par Walid Daghsni, est d'une facture plus relevée. C'est la quatrième création de Daghsni qui, selon lui, est centrée sur le donquichottisme à l'œuvre dans la révolution tunisienne. Dès l'entame du spectacle, cette dernière est donnée pour être de naissance illégitime. Le texte, là encore fragmenté, s'ouvre sur un monde d'arrivisme et d'imposture, celui d'une société politique, judiciaire, médiatique et financière où aucun personnage n'a la grâce. Le grotesque et les répliques font mouche, même si l'on peut regretter une tendance au didactisme. Daghsni, fondateur en 2011 de la troupe Clandestino Prod, se dit héritier des pionniers du nouveau théâtre tunisien, à l'instar des Fadhel Jaïbi et Taoufik Jebali, mais veut s'en démarquer en creusant sa propre voie. SURPRISE MAROCAINE. Deux spectacles représentant ce qui se fait de nouveau au Maroc ont épaté le public averti. Ils démontrent qu'il est bien loin – fin des années 1980/début 90 – le temps de ce sympathique mais si pénible théâtre citoyen à suivre en raison d'une esthétique pauvre et d'un propos empruntant la voie d'un obscur symbolisme pour éviter la censure. Depuis 1985, la création de l'Institut supérieur d'art dramatique et d'animation culturelle (ISADAC) est passée par là. Au bout de quelques promotions, des fournées de talents ont constitué un potentiel artistique non négligeable dont se repaît un cinéma marocain que l'on sait être un théâtre et un théâtre que l'on découvre aujourd'hui. La différence avec notre pays ? Contrairement à notre Institut de Bordj El Kiffan, l'ISADAC accorde une formation qualifiante et non diplômante. Depuis, Casablanca n'est plus la capitale du théâtre qu'elle était avec le défunt Tayeb Saddiki et quelques autres. Les deux troupes présentes, Chamates et Souffles (Anfas), sont de Meknès et de Rabat. La seconde a d'ailleurs décroché le Grand prix du Festival d'Oran. Avec Koulchi ân abi, Chamates n'a pas démérité. Grâce à des comédiens inspirés et une impeccable mise en scène de Bousselham Daïf, dans le genre épique, elle revisite sur un ton, parfois grave et parfois déjanté, un segment de l'histoire du Maroc depuis le protectorat français. D'après Loin du bruit, près du silence, roman de Mohamed Berrada, Koulchi dénonce la faillite des élites marocaines. Il leur reproche, une fois installées dans les cercles du pouvoir ou de l'argent, d'avoir trahi leurs origines de classe et leurs convictions de jeunesse. Un insistant clin d'œil est fait au cinéma, pas seulement à travers un titre qui rappelle celui du film culte de Pedro Almodovar mais aussi dans des didascalies données à chaque changement de situation. Anfass se revendique de l'assise idéologique de Souffles, la revue d'avant-garde dirigée par Abdellatif Laabi et interdite en 1973. Elle s'inscrit, à l'instar d'un petit nombre de compagnies, dans une démarche proche de l'art de performance qui donne la primauté au visuel avec chorégraphie et musique vivante sur des thèmes tendant à l'universalité. Avec Kharif (Printemps), Asma Houri nous parle de la finitude, du délitement du corps. Mais pas seulement : «Parce que le cancer relève du tabou au Maroc, on n'en parle pas. On ne le nomme même pas. Les familles le subissent dans le silence. En parler au théâtre, c'est casser un tabou. Et si le personnage est une femme, c'est en rapport au corps féminin plus sublimé que celui de l'homme, parce que la maladie, c'est aussi le regard de l'autre.» Il se trouve que Kharif est l'œuvre de Fatima Houri, la sœur d'Asma, un texte découvert après sa mort. Emouvant, mais sans pathos, le spectacle dédouble le personnage principal, l'un pour dire les mots du texte et l'autre pour traduire en chorégraphie, au rythme d'un luth mélancolique ou rageur, la vie qui part en lambeaux et le désespoir lorsque le compagnon des beaux jours se met aux abonnés absents. VERTICALITES. Hormis en Egypte, le texte dramatique demeure le pivot de la création au Machreq. L'Irak est en tête avec une pléiade d'auteurs de renom, dont les œuvres font les beaux jours du théâtre au Koweït et en Jordanie, ces deux pays étant présents à Oran. L'Irak influe jusqu'en Algérie avec ce théâtre en langue arabe classique qui s'est imposé sur nos scènes. Le metteur en scène, Jawad Al Assadi, est passé par là, et pas qu'une seule fois en Algérie, pour semer le genre non sans bonheur chez quelques-uns de ses épigones. En Syrie, la tradition théâtrale est si remarquable qu'il n'y a nul besoin de chercher ailleurs ce que l'on a chez soi. Pourtant, Majd Fedda, pour évoquer la Syrie d'aujourd'hui, est allé chercher son inspiration dans un huis clos de Ireneusz Iredyńsk, un auteur qui n'était pas en odeur de sainteté dans la Pologne d'avant la chute du mur de Berlin. Dans Nafida, il n'est pas directement question de guerre et de désolation, ce eut été trop facile, mais de bouts de vie en apparence insignifiants mais qui renvoient à l'essentiel. L'enfermement d'un couple dans son appartement traduit l'attente, celle d'un peuple aspirant à la fin de sa tragédie nationale. L'homme, du salon, a depuis sept jours le regard constamment rivé sur une fenêtre, à l'autre bout de la rue. Il a entrevu une lueur dont il attend la reparution. Sa campagne s'efforce vainement d'attirer son attention jusqu'à s'attifer pour se rendre désirable. Rien n'y fait jusqu'au moment où s'approchant de lui, sa femme aperçoit, elle aussi, la captivante lueur. La mise en scène rive le spectateur par la création d'une intrigante atmosphère, dans un décor de salon, tout ce qu'il y a de plus réaliste. Interrogé, Majd Fedda nous indique que sa compagnie est indépendante, qu'elle fait partie d'un mouvement théâtral issu de l'Institut national des arts dramatiques, un mouvement qui s'est imposé depuis deux années et auquel les institutions officielles refusaient jusque-là tout soutien. Depuis, elles lui font appel du pied. Trop tard, il a rencontré un public damascène avide de vivre et de sorties théâtrales. Du Koweït, Ali Al Husseini est venu à Oran avec El Qalâa. l'est représentatif d'une nouvelle génération de 35 artistes, dont cinq metteurs en scène, tous issus à l'orée des années 2000 de l'Institut des arts dramatiques. Cette fournée s'appuie sur des textes de haute teneur dramatique, comme sur le jeu de l'acteur. Dans El Qalâa, le responsable d'un génocide est ramené par ruse sur les lieux de ses crimes, celui de son village réduit à l'état de cimentière. La mise en scène, honnête, bénéficie d'une scénographie qui fait tout l'intérêt du spectacle. De Jordanie, c'est également un spectacle de la même veine, sur les conséquences tragiques de la guerre, sur texte irakien d'après Les noces barbares, du Français Yann Queffélec. Al ors el wahchi, mis en scène par Abdelkrim al Jarrah, met aux prises une mère et son fils qu'elle rejette malgré les années passées, car né d'un viol à répétition commis sur elle par son tortionnaire. Cris, lamentations, gesticulations désespérés expriment les traumatismes tenaces. Dans ce huis clos, la scénographie a inscrit des balançoires et des voiles de navires en cordages, dont jouent les personnages, figurant une chimérique évasion. D'Irak, deux pièces ont été présentées, l'une, El Kharif, de Samim Hasballah, a été donnée dans un espace non conventionnel, celui du sous-sol de l'ex-Cathédrale du Sacré-Cœur qu'un savant éclairage a transformé en sinistre lieu de torture. Inspiré de Haute surveillance, de Jean Genet et de Sirdab de l'Irakien Haïdar Joumaâ, le spectacle est glaçant par son sujet comme par le recours à un spectaculaire théâtre de la cruauté. Enfin, il y a eu la surprise de Ya Rab, spectacle événement, parce qu'il s'attaque en vérité non pas au sacré en tant que tel mais au tabou installé autour de lui par les gardiens des temples de tous bords. Pour une fois, au théâtre arabe, le conflit n'est plus qu'horizontal mais vertical. Imaginez, une mère à laquelle la guerre a arraché successivement quatre enfants dont les dépouilles lui ont été rapportées en lambeaux de chair, une maman que d'autres mères éplorées délèguent pour adresser un préavis de grève à… Dieu, une grève de la prière et du Ramadhan si dans les 24 heures il ne fait pas cesser le malheur. On la voit, côté jardin, assise au bout d'une sorte de table de banquet couverte de blanc et qui court jusqu'au côté jardin. Au bout, un projecteur l'éclaire de sa lumière crue à travers laquelle elle s'adresse à Dieu respectueusement mais fermement. Moïse lui apparaît pour la ramener à la raison, humain, très humain, car impotent et suivi constamment par une infirmière. Un dialogue ciselé, à la répartie parfois cinglante, s'engage entre eux. Tant l'auteur, Ali Abdenbi Zaïdi, et Mustapha Zaki, le metteur en scène (25 ans, SVP !) jouent sur la corde raide. C'est véritablement de la haute voltige pour ne chuter ni dans le blasphème ni dans la tiédeur de l'autocensure. Mise en scène épurée à la limite du dépouillement. Jeu des deux comédiens dans la sobriété. Silence quasiment religieux dans la salle. Le public applaudit aux traits d'audace, ce qui tempérera les récriminations de quelques esprits chagrins lors du débat spectacle. Obnubilés par le fétichisme plutôt que la spiritualité, ils perdent de vue que Ya Rab est une émouvante prière de l'être face à la tragédie de la guerre. Cette édition d'Oran du Festival du théâtre arabe s'est avérée surprenante et pleine d'enseignements pour la dramaturgie algérienne.