Nombre d'écrits sur le théâtre algérien le corrèlent au théâtre français. Certains allèguent même des «traces» de Molière dans Djeha de Allalou, la pièce qui ouvrit en 1926 la voie du public à l'art théâtral. Pourtant, rien n'est plus incertain que cette assertion puisque la pièce qui marque la naissance du théâtre algérien date de 1912 avec un texte de Shakespeare. Durant ses 104 ans d'existence, notre théâtre n'a monté au total que 16 spectacles tirés du dramaturge anglais, un nombre dérisoire en apparence. Mais il faut rappeler que le théâtre algérien n'a véritablement acquis sa maturité artistique qu'à l'indépendance, soit un demi-siècle après sa naissance. Ses pionniers avaient appris le métier sur le tas et n'ont commencé qu'à partir des années 1950 à bénéficier de formations dont quelques fruits ont été cueillis à l'indépendance. En outre, depuis 1962 jusqu'à la décennie sanglante, c'est un théâtre des certitudes qui a prévalu sur nos scènes. Ce n'est qu'à la faveur de la tragédie des années 1990 – et pour cause ! – qu'un théâtre du questionnement a émergé. C'est ainsi que la tragédie et le théâtre de l'absurde, puis le burlesque ont fleuri. Shakespeare a alors gagné sa place. Sur les 16 spectacles puisés de ses œuvres, 13 ont été montées ces vingt dernières années, dont deux par le théâtre universitaire. De plus, rapportées à la maigriotte production théâtrale depuis l'indépendance, ces treize spectacles constituent un nombre non négligeable, sachant qu'il ne se montait pas plus d'une quinzaine de spectacles professionnels par an. Ce n'est que depuis 2011, grâce à la manne pétrolière, qu'il est passé à une quarantaine de productions par an. Mais comment les artistes algériens se sont appropriés Shakespeare ? Notons d'abord que ce sont essentiellement ses pièces les plus noires qui les ont le plus inspirés, soit douze tragédies (cinq Hamlet, trois Macbeth, deux Othello, Le roi Lear et Jules César). Sur le registre de la comédie, on compte quatre pièces : La mégère apprivoisée, La nuit des rois, Les joyeuses bourgeoises de Windsor et Songe d'une nuit d'été. HAMLET POUR ÊTRE. Commençons par ordre d'importance numérique et par ordre chronologique pour ce qui est des tragédies. La plus ancienne version de Hamlet, date de 1997, à l'initiative de Mohamed Charchal avec la troupe Achbal de Aïn Bénian. Adaptée du français vers le dialectal par le metteur en scène, lui-même auteur, le texte a subi quelques coupes pour des raisons liées à la durée du spectacle mais aussi à la nécessité de traduire les souffrances d'un intellectuel pris dans les rets d'une société violente, à une période de traque des artistes et intellectuels. Ici, le personnage de Hamlet est le prototype de l'intellectuel, celui qui doute et se pose des questions, antithèse d'Othello, homme d'action qui réagit et réfléchit ensuite. ix années après, en 2007, trois Hamlet sont montés coup sur coup. La compagnie Nawariss de Blida présente sous le titre de Le Cri d'Ophélie d'après Hamlet sans Hamlet, palimpseste de l'Irakien Khazaal El Madjdi, réécrit par Boudjemaâ Ouali et mis en scène par Kamel Attouche. Hamlet y est un absent omniprésent. Il est donné pour avoir péri en mer au cours de son retour au Danemark. Néanmoins parce qu'il y a «quelque chose de pourri» en ce royaume, la tragédie se produira inexorablement. Spectacle à connotation politique, il est centré sur la question de la légitimité du pouvoir. La scène est nue avec quelques projections vidéo.
La même pièce, Hamlet sans Hamlet, est montée au sein du département théâtre d'Oran mais sans aucune actualisation, avec costumes d'époque, dans une mise en scène classique assurée par un étudiant syrien, Soltane el Ogda. «Être ou ne pas être» irrigue la fougue et la générosité des jeunes comédiens. Leur interprétation est d'une rare densité. Fait notable, Ophélie est campée par une jeune fille portant hidjab sur scène comme dans sa vie. Portant des gants pour éviter des contacts avec son partenaire masculin, elle a pourtant laissé sourdre une troublante intériorité dans une interprétation exaltée, elle qui, en société, s'efforce de s'effacer. Ennoussour de Tindouf s'est attaqué à un Hamlet traduit par Jabra Ibrahim. Avec Nourredine Draa à la scénographie, Abdelhalim Zribie déconstruit la pièce en débutant par l'enterrement du père de Hamlet. Autre raccourci dramaturgique, Hamlet sort de ce caveau et, ainsi, le fils et le père mort se confondent. L'intrigue se déroule par la suite comme dans le texte original. Mais elle se clôt au moment où la troupe de comédiens finit d'interpréter l'assassinat du père. Les personnages de l'oncle et de la reine, ayant auparavant quitté l'espace scénique, suivent la scène depuis la salle parmi le public, assistant à leur propre dénonciation. Pour Zribie, ce dévoilement final des faits est signe que le théâtre est source de vérité. En 2012, au TR El Eulma, Hamlet prend un autre relief. Inspirée de la traduction du palestinien Jabra Ibrahim Jabra, elle se déroule dans le décor d'un entrepôt de limonaderie où des amateurs la répètent. En plus d'une première mise en abyme (lorsque Hamlet fait interpréter à des comédiens l'assassinat de son père), une deuxième est incrustée par Rabie Guichi, metteur en scène et adaptateur, à travers une idylle entre Yasmine et Mounir, deux comédiens, en parallèle à celle qui lie Hamlet et Ophélie. Et pour corser le tout, Iago, l'ennemi juré d'Othello, s'impose en empêcheur de tourner en rond. Le couple Hamlet/Ophélie est dans sa noirceur tragique, alors que celui de Mounir/Yasmine baigne dans la tragi-comédie qu'affectionne actuellement le théâtre algérien. A cet égard, la langue est en «darija mouhadhaba» pour le volet tragique et «trash» pour son contrepoint tragi-comique. Les apparitions des uns et des autres alternent comme dans un montage cinématographique. La gageure était de garder un rythme soutenu avec une distribution de 16 comédiens. Pour la scénographie, les cageots de diverses couleurs ordonnent des espaces dramatiques au gré de leurs déplacements selon les scènes. Les lumières, véritable chorégraphie de couleurs orange et ocre, dessinent des temporalités et des ambiances. MACBETH OU LE POUVOIR. Concernant Macbeth, la plus ancienne adaptation remonte à la naissance du théâtre algérien. Le souci n'était pas alors de monter Shakespeare en particulier mais de fournir, à travers une pièce en langue arabe classique, une visibilité à cette langue niée par le colonisateur. On était à l'époque d'un théâtre dont les pionniers sont des lettrés soucieux de la préservation de l'identité nationale. L'Emir Khaled, rencontrant Georges Abiad à Paris en 1910, lui demande de lui faire parvenir des textes dramatiques. Il reçoit trois pièces dont Macbeth traduite par Mohamed Haft. L'Emir fonde alors trois associations à Alger, Blida et Médéa. Macbeth est montée à Blida et à Alger. En cette dernière, c'est un nommé Kaddour Ben Mahieddine El Haloui qui assure la mise en scène, alors que l'enlumineur Omar Racim figure dans la distribution. C'est près d'un siècle après que Macbeth revient au théâtre algérien, soit au début des années 1990, à l'initiative d'une troupe du département théâtre de l'université d'Oran à partir d'une traduction de Jabra Ibrahim. Au cours de l'analyse du texte et de l'épreuve de la scène, une connotation politique s'est imposée aux étudiants. Au départ, il n'était question que d'un exercice dirigé par leur professeur, Faten El Jarah, une Irakienne. Forcément, à l'époque, l'Algérie vivait une féroce lutte pour l'accaparement du pouvoir politique, et comme Macbeth est un usurpateur… Le dernier Macbeth algérien remonte à 2014 avec le TR de Skikda. Djamal Guermi, le metteur en scène, s'est coltiné à sa traduction en arabe classique effectuée par le Libanais Khalil Moutran. Le spectacle est bien accueilli en raison notamment d'une scénographie et d'une chorégraphie qui l'ont porté. Guermi affirme s'éloigner de la tendance à la déclamation au profit d'un «théâtre de l'image» qu'il juge plus adapté au public actuel. S'agissant de son intérêt pour Macbeth, Guermi rappelle la succession de coups d'Etat dans le monde et la série de «printemps arabes». C'est pourquoi les personnages de sorcières rythment l'intrigue. OTHELLO LE MAGHREBIN. Pour ce qui est de Othello, elle est d'abord montée en 1952 lors de la saison de théâtre arabe au sein de l'actuel TNA. Etonnamment, c'est Bachetarzi qui la met en scène, lui qui ne brille pas dans la postérité dans ce registre-là. C'était dans la période où il cesse de pratiquer le musico-théâtral pour ne présenter qu'une pièce sans la partie concert qui la précédait et pour laquelle son public venait. Le montage de Othello visait surtout à satisfaire l'intelligentsia qui lui réclamait un théâtre de niveau supérieur. C'est d'ailleurs d'un membre de celle-ci, Tewfik El Madani, qu'il tient l'adaptation en arabe dialectal avec une intrigue centrée sur le diabolique Yago. Le spectacle a été unanimement loué pour ses qualités ainsi que pour l'interprétation des acteurs, en particulier Mustapha Kateb, Keltoum, Allel El Mouhib et Habib Réda. En 2016 (64 ans plus tard), le second Othello du théâtre algérien est signé par la compagnie Nawariss de Blida. Parti d'une traduction en arabe classique du Palestinien Jabra Ibrahim, Ahmed Meddah, son metteur en scène, fait subir au texte un traitement contemporain. Il subvertit le propos de la tragédie, jugée raciste à l'endroit de son principal personnage, en poussant au paroxysme la machination dont Othello est victime afin d'asserter que sa fatidique réaction ne tenait pas à son état de maghrébin qui serait de nature violente. Précisons que Othello le maure, traduit par Othello le maghrébin en arabe, est de Jabra Ibrahim. L'actualisation du propos est également rendue par la mise en scène, avec des chaises placées côtés cour et jardin sur lesquelles les personnages en costumes actuels sont assis. Ils se lèvent et «entrent en scène» au moment où c'est à eux d'intervenir. L'éclairage est dans le clair-obscur d'une scène nue. Les lumières sont parfois rasantes, accentuant les tensions. Le jeu est physique avec souvent peu d'intériorité. Le spectacle s'élève par moments à des niveaux supérieurs comme dans une hallucinante scène de cruauté mettant aux prises un impressionnant Othello et Iago. En scène finale, une projection vidéo clame : «My name is Othello. I am not terrorist», en écho à la montée en cadence du racisme et de l'islamophobie en Europe. SHAKESPEARE EN TAMAZIGHT. Voyons à présent les pièces montées une seule fois. En 1964, La mégère apprivoisée l'est dans une adaptation de Mustapha Kasdarli mise en scène par Allel El Mouhib. En fait d'adaptation, c'est une algérianisation jusqu'aux costumes et à la langue dialectale pour soulever la question du mariage et de l'autoritarisme parental, dans un localisme qui a évacué la profondeur de la pièce. En 1996, soit 32 ans plus tard, Songe d'une nuit d'été est montée par Kara Sid Ahmed au sein de sa troupe Praxis de Miliana, dans une traduction effectuée en dialectal et poétisée par lui-même. Kara, porté jusque-là sur les tragédies puisées des mythologies égyptienne et mésopotamienne, explique que son choix pour une comédie découlait de la décision de Alloula de laisser de côté le théâtre de la gravité lorsqu'il a monté Arlequin, valet des deux maîtres. Kara estime alors nécessaire, parce que le sang coulait dans le pays, d'interpeller ses compatriotes sur des questions d'amour. Dix ans plus tard, en 2006, en ouverture du Festival national de théâtre professionnel, une autre comédie shakespearienne apparaît : La nuit des rois présentée hors-compétition et jouée par les étudiants de l'Ismas sous la direction d'Ahmed Khoudi. Aucune autre prétention que l'exercice lui-même n'est avancée. En 2010, le TNA remet au goût du jour Shakespeare avec Le roi Lear, tragédie mise en scène par Kara Sid Ahmed sous le titre de Banat Lear (Les filles de Lear). Le travail d'adaptation dû à Souhila Belhouala est remarquable. Il porte un regard désabusé sur la nature humaine. Les 35 personnages sont réduits à six. Trois tableaux chorégraphiques, signés Slimane Habbès, relèvent l'esthétique et la dramaturgie du spectacle. L'éclairage fait l'essentiel de la scénographie d'une scène nue. Selon Kara, le choix de cette pièce réside dans le fait qu'elle est l'une des plus achevées de Shakespeare dans l'expression des souffrances humaines. En 2015, retour à la comédie avec Nissa al madina (Les Citadines) d'après Les joyeuses bourgeoises de Windsor, spectacle ébouriffant produit par le TR Constantine. Un régal d'humour conjugué au féminin par Shahinez Neghouache, la metteuse en scène, avec le farcesque et la parodie au fil du rasoir. Les hommes n'y ont pas le beau rôle et le machisme en prend un coup. Cependant, Shahinez évite le piège de la caricature, son Falstaff n'est pas un vieillard lubrique comme dans le texte de Shakespeare mais un jeune libertin plein de ressources. Enfin, ce 16 octobre, au TNA, a eu lieu la générale de Jules César. Symptomatiquement, c'est encore une tragédie sur une sanglante conquête du pouvoir politique. Fait notable, à trois années du 3e centenaire de sa disparition, Shakespeare a été monté en arabe par le théâtre algérien naissant, alors qu'au 4e centenaire, dans le cadre de la célébration de ce dernier, il l'est en tamazight. Autre coïncidence, c'est la cinquième coproduction entre une troupe qui promeut un théâtre en arabe classique (la compagnie Forsane errok'h d'Adrar) et une autre qui investit entre autres tamazight dans l'art dramatique (la troupe Taghrma d'Akbou). La traduction, à partir du texte de l'Egyptien Ahmed Amine, a été assurée par le collectif d'Akbou et la mise en scène assurée par Akbaoui Cheikh d'Adrar. En conclusion, si Shakespeare a en quelque sorte inauguré le théâtre algérien, celui-ci ne l'a adopté que tardivement mais en l'accomplissant fermement. A tel point que les adaptations réalisées s'adressent davantage à un public qui connaît son œuvre, minorité qui y trouve un plaisir démultiplié, sans empêcher en rien la majorité qui l'ignore de goûter au spectacle. Et cette appropriation, dépassant la simple traduction scénique, est tout bénéfice pour l'universalité et, bien sûr, pour le théâtre algérien.
L'auteur de cette article interviendra dans le cadre de la rencontre «Cervantès et Shakespeare vus d'Alger» organisée par le SILA, aujourd'hui, salle El Djazaïr, à partir de 14h