La « société civile » est un concept qui a fait fortune dans le marché du prêt-à-penser. Porté par une déferlante publiciste aux accents parfois « évangéliques », le terme s'est érigé en label dont les propriétés l'élèvent, sur les décombres du mur de Berlin, à la dignité d'une catégorie universelle peinte aux couleurs bigarrées de la mondialisation. La « société civile » est ainsi présentée dans toutes les cultures, sur toutes les coutures : elle incarnerait du relativisme culturel oblige tout ce qui, des associations laïques aux mouvements fondamentalistes, ne relève pas de l'Etat ou échappe à sa gouvernementalité. Les ingénieurs du design institutionnel en ont même fait le deus ex machina des « transitions vers la démocratie ». L'euphorie du « printemps démocratique des peuples » autorisait tous les excès quand elle ne les rendait pas savoureux et sympathiques : après la « démocratie tribale » de l'ethnologie militaire et la « démocratie populaire » de l'avant-garde maoïste, voici le temps de la « société civile islamique », module d'une « société civile globale » en gestation ! De la « rue arabe » au mouvement alter-mondialiste en passant par les « associations de la famille révolutionnaire » et le « mouvement des archs », chaque paroisse se réclame du label, s'approprie la formule, en fait son emblème. Si l'élasticité polysémique permet le voyage du terme d'une aire culturelle à une autre sans préalable ni visa, elle n'en génère pas moins l'évidemment normatif du concept et son flottement épistémologique. A vouloir couvrir plusieurs configurations sociales à la fois, on finit par n'en saisir aucune : qui trop embrasse mal étreint ! Serait-ce alors verser dans l'essentialisme que de restituer à la notion son contenu normatif ? Serait-ce faire dans le fétichisme de concept que de renvoyer à son héritage philosophique pluriséculaire ? De quoi parlons-nous ? Le succès fulgurant de la notion, construit à coups de glissements et de raccourcis, a fini par altérer le sens originaire conféré au concept par ses penseurs les plus illustres. Prenons le critère le plus souvent avancé pour définir la notion : l'opposition entre société civile et société politique. Ce critère est en effet le plus souvent posé comme condition sine qua non d'émergence de la société civile. Tout ce qui s'oppose à la « classe politique », à l'Etat, au « système » à l'« establishment » devient membre héroïque de la société civile, des paléo-marxistes aux néo-fondamentalistes en passant par les kebar al ârch (notables de la tribu) ! On oublierait presque que, pour Hobbes comme pour Hegel, la société civile est avant tout le passage du sol au social, le lieu de l'autonomie morale de l'individu. La société civile n'est pas l'opium de l'Etat mais l'instance où se désamorce la tension qui habite le politique entre l'Un et le Multiple. Pour le philosophe allemand, la société civile est la sphère où s'affirme l'individu, laquelle ne peut, dans le même temps, se maintenir que par l'intégration de l'individu dans les institutions. En dépit de leurs divergences philosophiques, Locke et Hobbes développent pour leur part une conception commune de la société civile. Bien loin des mots d'ordre du radicalisme et des appels à la violence, la société civile signifie pour ces deux auteurs « le moyen de traiter pacifiquement la juxtaposition antagoniste de jugements individuels partisans ». La société civile est pour ces théoriciens l'inverse de ce qu'on croit couramment qu'elle est : un moyen de régler le problème fondamental du politique. Elle présuppose, en tant que telle, une « conception commune des enjeux de la politique », un accord portant sur l'ensemble des règles institutionnalisées comme sur les énoncés (idéologies, programmes, etc.). La société civile nécessite une deuxième condition de possibilité : la présence d'un certain type de soi. Un soi, pour reprendre Sunil Kilnani, « qui sait être ouvert à la persuasion discursive et à la délibération, et ne considère pas ses intérêts comme un donné défini une fois pour toutes ». Peut-on alors considérer la tribu ou la umma (communauté de croyants) comme faisant partie de la sphère de la société civile alors même qu'elles s'opposent, sur les plans tant normatif que pratique, avec le principe de l'autonomie morale de l'individu ? Peut-on, de la même manière, appréhender les mouvements qui prônent le salut millénariste comme des acteurs de la société civile alors qu'ils substituent le fanatisme au politique ? Plus qu'une constellation d'associations, la société civile est un type de relations sociales fondé sur l'égalité et l'autonomie des individus, la liberté de joindre et de quitter les organisations, le contrat et la délibération.