Dans le cadre des actions visant à promouvoir l'agriculture dans le Sud, des mégaprojets de plus de 10 000 ha sont en cours de réalisation en partenariat avec des sociétés étrangères sur une surface globale de 600 000 ha, réservée essentiellement à la production des céréales, de la pomme de terre et du lait. D'ores et déjà, des experts s'interrogent sur l'efficacité de ce modèle de production choisi pour le secteur, d'autant qu'il a montré ses limites dans d'autres pays. L'expert agricole et conseiller à l'export, Aïssa Manseur, nous livre ici son point de vue sur la question et relève les inconvénients d'un modèle qu'il qualifie de non pérenne. Avec le lancement des mégaprojets prévus dans le Sud, quel sera, selon vous, le sort des petits exploitants agricoles et de l'agriculture paysanne en général ? Notre agriculture s'articule autour de petits exploitants, de petits éleveurs, de petites et moyennes exploitations. En dépit d'une politique agricole défaillante et des difficultés rencontrées sur le terrain, cette agriculture a pu assurer une certaine autosuffisance en plusieurs produits, notamment maraîchers. Ces mégaprojets porteront sans aucun doute un coup des plus durs à notre agriculture. Le marché sera totalement contrôlé par ces gros propriétaires terriens, y compris à l'export. On passera alors à une autre façon de spéculation et on aura à faire à des spéculateurs «nouvelle version» ! Les petits agriculteurs ne pourront pas tenir longtemps face à la rude concurrence déloyale à laquelle ils seront confrontés et risquent d'abandonner ou alors céder leurs terres à ces nouveaux «maîtres» et seront alors contraints de rentrer dans le gouffre du chômage, avec toutes les répercussions sociales négatives qui en découlent. Il faut relever aussi que la production de denrées agricoles dans le Sud n'est pas aussi confortable que cela puisse paraître, les contraintes du climat et du sol supposent l'utilisation abusive de plusieurs facteurs de production, de surcroît lorsque cette agriculture se pratique à très grande échelle, sur des superficies de plus de 10 000 ha. Les sols du sud du pays sont sablonneux, légers, pauvres en éléments nutritifs. Ce sont des sols qui ne retiennent pas l'eau et se lessivent facilement. En raison des fortes chaleurs, il est nécessaire d'assurer une irrigation en permanence. Leur pauvreté suppose également de grands amendements organiques et chimiques, avec tout le risque de contamination des eaux souterraines. La vente des productions projetées pourra-t-elle amortir les charges et dégager un gain à la hauteur de tous ces «sacrifices» ? D'où la nécessité de s'interroger sur la pérennité de ces projets.
Quels seront les effets sur les ressources hydriques souterraines et sur l'environnement ? La création des mégaprojets agricoles dans le Sud exige l'utilisation abusive de l'eau en raison des contraintes du climat et du sol, ce qui pèse lourdement sur les réserves hydriques souterraines. Nous n'avons aucun droit d'épuiser ces réserves qui appartiennent aussi aux générations futures. Produire des céréales et de la pomme de terre dans des zones pareilles suppose une irrigation sans interruption durant toute l'année. Quel que soit le volume des nappes souterraines, celles-ci restent toujours non renouvelables. Quand il s'agit de la vie d'un pays, d'une nation, on ne compte pas par années, mais par siècles. Il faut savoir aussi que dans ce type d'agriculture, appelé «agrobusiness», le recours aux OGM (Organismes génétiquement modifiés) est inévitable afin de faire face aux charges faramineuses de production. Les OGM agricoles sont des plantes à pesticides, c'est-à-dire des plantes qui vont soit produire un insecticide leur permettant de résister à un insecte ravageur, soit être capables d'absorber un herbicide sans mourir. En utilisant les OGM, l'agriculteur fera moins attention à la dose d'herbicide qu'il va répandre. Il va préférer en mettre plus pour être sûr, étant donné que sa culture sera de toute façon épargnée. Nous avons ainsi, dans les gigantesques cultures aux Etats-Unis par exemple, des agriculteurs qui répandent des pesticides en avion, arrosant toute la surface de pesticides. Beaucoup de pays ont tout de même réussi en optant pour les mégaexploitations agricoles... Les mégaexploitations agricoles ont été, certes, initiées par plusieurs pays, mais ça a été un échec retentissant. Durant les années 1980, l'Arabie Saoudite a opté pour ce modèle pour produire les céréales. Trois décennies durant, la production a été satisfaisante, l'autosuffisance en blé a été atteinte et des surplus de production ont été exportés durant plusieurs années vers des pays voisins. Mais cette performance n'a pas duré, puisque des baisses surprenantes et inquiétantes des niveaux des nappes d'eaux souterraines ont été décelées. Les cultures des céréales ont gravement épuisé les réserves souterraines d'eau, au point où la monarchie saoudienne s'est vue contrainte d'interdire définitivement cette culture. Comme mesure d'urgence, le pays a eu recours à l'importation pour subvenir à ses besoins en ces produits. Actuellement, l'Arabie Saoudite fait la conquête de terrains agricoles de pays tiers, des «terres porteuses» pour cultiver les céréales pour sa propre consommation. La Chine a opté également pour les mégafermes laitières, 56 mégafermes de 10 000 vaches ont été créées, mais avec les difficultés rencontrées, notamment dans la gestion des montagnes de fumier, des eaux usées et des déchets, les autorités chinoises changent d'approche et optent pour des fermes plus petites de 350 vaches, des fermes faciles à construire avec moins de ressources. Chez nous, on peut évoquer le cas du Complexe agroalimentaire du Sud (CAAS), société par actions fondée par des promoteurs locaux qui avaient pour ambition de mettre en valeur 30 000 ha dans la région d'Adrar par la culture de céréales, cultures industrielles (tomate, betterave, oléagineux), ainsi que la réalisation d'un complexe agroalimentaire de concentré et de sauce de tomate dont les équipements ont été fournis par une société espagnole. Les résultats des premières années d'exploitation étaient très encourageants. Durant la saison 2003/2004, les rendements de blé ont dépassé toute prévision et la production de tomate a fait tourner toute une usine de transformation. Mais cela n'a pas duré longtemps, car après quelques années, l'usine a cessé de fonctionner, faute de matière première suffisante. Le prix d'achat des céréales n'a pas permis d'amortir les charges faramineuses de production. En 2007, l'échec de cette première expérience de l'agrobusiness en Algérie fut prononcé. Aujourd'hui, on veut rééditer la même expérience à travers l'agrobusiness qui s'installe dans le Sud.
Quelle alternative proposez-vous alors ? Des producteurs céréaliers locaux ont franchi le cap des 50 qx/ha, d'où la naissance du club des 50 (ceux qui produisent 50 qx et plus à l'hectare de céréales) et des éleveurs de vaches laitières du côté de Ghardaïa ont réalisé des pics de production du lait de 50 l/jour/vache, une performance meilleure que celle annoncée par les concepteurs des mégafermes laitières. Pourquoi alors ne pas encourager et accompagner ce genre de producteurs algériens au lieu de chercher des solutions ailleurs ? Actuellement, la culture céréalière est tributaire des précipitations. Conduite de façon traditionnelle, elle ne pourra pas forcément enregistrer des résultats satisfaisants. Pas moins de 3,5 millions d'ha sont emblavés annuellement, dont seulement 200 à 240 000 ha sont irrigués. Aucun effort n'est déployé pour accroître les surfaces irriguées, malgré les projections annoncées à chaque début de saison. Il serait plus judicieux de penser à un mégaprojet pour amener l'eau vers ces zones céréalières qui en sont en manque. Irriguer les 3,5 millions d'ha réservés aux céréales nous conduit inéluctablement à l'autosuffisance et à dégager également un surplus très important pour l'exportation. Quant à la production laitière, il est impératif de produire des fourrages au sein de l'exploitation avec la création de fermes laitières de 200 à 300 vaches et d'organiser la filière du producteur jusqu'au transformateur. La collecte de lait cru auprès des éleveurs revêt une importance capitale, d'autant qu'actuellement, plus de 60% du lait cru n'est pas collecté et est commercialisé par le secteur informel. Un pays comme le nôtre, avec toutes les potentialités qu'il recèle, peut relever le défi de l'autosuffisance alimentaire pour peu que la volonté politique y est.