L'indignation a aussitôt embrasé les réseaux sociaux avant de prendre les contours d'une action organisée et plus réfléchie. Deux pétitions ont recueilli jusqu'à présent des dizaines de signatures, parmi lesquelles figurent plusieurs écrivains, intellectuels, journalistes et autres académiciens. Vous pouvez toujours/ Me massacrer les yeux/ Me torturer les ongles/ Me crevasser le cœur/ J'aurai quand même/Un sourire d'enfant/ Capable de vous anéantir/Vous pouvez toujours/ Briser ma voix/ Casser mes muscles/ Taper dans mes idées/ Vous n'empêcherez jamais/ Mon sang/ De battre dans mes mains/ Vos haines ?/J'en fais des lames de rasoir/ Pour me raser tous les matins/Vos mots ?/Je les transforme en ballons de baudruche/ Pour les offrir aux fillettes de mon quartier/ Vos regards ?/J'en fais des soleils tièdes/ Pour les épingler sur les neiges sibériennes/ Voilà tout !» Ce poème est de Rachid Boudjedra, c'est extrait de son recueil Pour ne plus rêver (Editions nationales algériennes, 1965). Le poème s'intitule Droit de réponse, un titre qui résonne forcément avec le contexte, lui, l'iconoclaste absolu continuellement sommé de s'expliquer, de se justifier, d'avouer s'il croit en Dieu ou pas, s'il observe le Ramadhan ou non, reléguant injustement l'œuvre magistrale qu'il a «commise» en un accessoire anecdotique du paysage culturel national quand l'immense esthète qu'il est célébré partout ailleurs comme un très grand écrivain, l'un des tout derniers grands maîtres du roman algérien moderne. Dernier fait en date : la tempête soulevée par cette ridicule «Camira makhfiya» diffusée mercredi dernier sur Ennahar (sous le titre générique «Rana H'kemnak», «On t'a attrapé»). Le mauvais gag a donné lieu à une vague d'indignation exceptionnelle. Et pour cause : de très nombreux téléspectateurs ont considéré le traitement qui a été infligé à Boudjedra comme profondément humiliant et indigne à l'égard de l'auteur de La Répudiation. «Inquisition ordurière» L'écrivain et journaliste Arezki Metref a sans doute trouvé le mot juste en parlant d'«inquisition» : «La caméra cachée de ces trous du culte d'Ennahar piégeant Rachid Boudjedra est une ignominie absolue. Comment des crétins avérés humilient un grand écrivain. En essayant de l'avilir, ils se sont dégradés eux-mêmes et cette plongée dans le caniveau est malheureusement un signe de ces temps de naufrage. Pas possible de se taire devant cette inquisition ordurière», s'est emporté l'ami Arezki sur sa page Facebook. De fait, ce qui est reproché au procédé, c'est surtout le parfum d'inquisition qui flottait durant ce mauvais quart d'heure gênant au possible. Pour ceux qui n'ont pas vu cette séquence, il s'agit d'une parodie d'interview menée par deux faux journalistes, Madani et Hichem. Madani attaque par une question sur le succès d'Ahlam Mosteghanemi et son niveau d'influence sur les lecteurs. Boudjedra rétorque : «L'artiste n'influe pas sur la société», en précisant que nous avons affaire, en l'occurrence, à une vision «éculée, occidentale», plus spécifiquement «sartrienne», de l'impact sociétal de l'art. «Hé Boudjedra, explique-toi, tu es athée ou musulman ?» Sur ces entrefaites, deux flics font brutalement irruption sur le plateau. Ils interrompent l'enregistrement et procèdent à une vérification de papiers. Au début, Boudjedra coopère avec le sourire. Il n'est guère impressionné par ce cirque. Une convocation de police est remise au présentateur (Madani) qui nous apprend que l'illustre écrivain est accusé de «takhabour» (espionnage) au profit de chancelleries occidentales. A un moment donné, Boudjedra lâche avec un brin d'agacement : «Soubhane Allah !» L'un des deux «journalistes» saisit la perche au vol et l'accule : «Donc tu n'es pas athée.» En voix off, la commentatrice de l'émission en remet une couche en marmonnant : «Hé Boudjedra, explique-toi, tu es athée ou musulman ?» Décidément, on baigne en plein «daechisme éditorial rahmanisé». Dans la dramaturgie du gag – vous l'aurez compris – le but recherché est de faire monter la pression sur Boudjedra jusqu'à l'amener à renier son «ilhad» (athéisme). En hors champ, l'un des faux officiers revient à la charge et l'exhorte à dire : «Allah Akbar.» Boudjedra répète la formule à trois reprises. L'animateur renchérit : «Dis : la ilaha illa Allah.» Boudjedra se prête au jeu avec sérénité. On lui demande s'il est musulman, il répond de bon cœur : «Je suis musulman et demi», avouant avec sa franchise habituelle qu'il ne fait pas la prière. Et le faux animateur de commenter : «Donc vous êtes un athée artificiel.» Dans la foulée, il lui demande de lever les mains au ciel et de formuler une prière «en ce mois saint des awachir», l'idée étant d'amener «l'athée repenti» à implorer la grâce divine. Les deux cabotins se mettent à se lamenter vulgairement, les mains jointes, en pressant leur invité de se joindre au rituel improvisé. Boudjedra s'y refuse, commence à montrer de vrais signes d'agacement. A bout de patience, il finit par se lever et sort bientôt de ses gonds. La farce n'a que trop duré. Il ne sait pas encore qu'il est l'objet d'un mauvais traquenard. Il décide néanmoins de mettre un terme à l'interview avant de prendre à partie le supposé officier de police. «Je veux aller au poste !» s'écrie-t-il dans la gueule du faux flic, avant de hurler : «Quilouni !» (foutez-moi la paix !) L'émission devient carrément «infilmable» et même inaudible à en juger par l'avalanche de «bips sonores» qui fusent en direction de nos inquisiteurs indélicats. Appels au boycott d'Ennahar Le fait de voir un libre penseur de la trempe de Rachid Boudjedra en proie à une telle agression morale, une «perquisition mentale» caractérisée, a très vite soulevé de vives réactions. L'indignation a aussitôt embrasé les réseaux sociaux avant de prendre les contours d'une action organisée et plus réfléchie. Trop, c'est trop ! semblaient dire les centaines de voix qui tenaient à exprimer leur émotion et leur solidarité avec l'écrivain, surtout en apprenant que son opposition à la diffusion de l'émission n'a pas été respectée. Les appels au boycott de la chaîne n'ont pas tardé. «Solidaire avec Rachid Boudjedra qui a été humilié et terrorisé par une chaîne dégueulasse», a réagi le sociologue Nacer Djabi sur sa page Facebook avant d'appeler à boycotter la chaîne par tout un chacun ayant «une once d'estime pour sa personne». Le poète et journaliste Lazhari Labter a appelé, de son côté, les annonceurs à ne plus traiter avec le groupe dirigé par Mohamed Moqadem, alias Anis Rahmani. L'écrivain Kamel Daoud a écrit pour sa part : «Ennahar est un appareil d'avilissement généralisé de l'Algérie. Instrument d'une prise d'otage, d'un chantage. Boudjedra mais pas seulement…» La militante Amira Bouraoui s'est insurgée en martelant : «Avant, vous assassiniez nos intellectuels avec des balles. Aujourd'hui, vous utilisez une télé (…). Vous êtes des terroristes qui humilient un intellectuel.» A ce concert de réactions plus outrées les unes que les autres, deux pétitions ont été initiées pour dénoncer ce canular de mauvais goût, l'une en langue arabe et l'autre en langue française. Les deux pétitions ont recueilli jusqu'à présent des dizaines de signatures parmi lesquelles figurent plusieurs écrivains, intellectuels, journalistes et autres académiciens. Une autre initiative a été prise, appelant à inonder la boîte mail de l'ARAV de messages d'indignation. «Pour la caméra cachée-ATTENTAT faite à l'écrivain Rachid Boudjedra par les inquisiteurs de la télé poubelle Ennahar TV, on peut aussi écrire un mail pour se plaindre à l'Autorité de régulation de l'audiovisuel», a plaidé la comédienne Adila Bendimerad sur son compte officiel en accompagnant son message du lien vers ladite autorité (arav.dz/fr/contacter-nous). En outre, un appel à rassemblement a été lancé pour aujourd'hui devant le siège de l'ARAV, en haut de la rue Didouche Mourad (Sacré-Cœur), à partir de midi. Caméra cachée et «bêtise manifeste» Il faut se souvenir que cela fait maintenant plusieurs années que de tels programmes provoquent de violentes polémiques à chaque Ramadhan. On se rappelle il y a deux ans de l'émoi suscité par l'émission «Otages», qui était diffusée sur Echorouk TV, et qui consistait à simuler une prise d'otages entre les mains de Daech. L'émission était filmée dans une zone désertique d'un pays du Golfe. Le programme a dû être stoppé. Le phénomène n'est évidemment pas le propre de l'Algérie et enflamme régulièrement toutes les télés arabes. En Tunisie, un programme du même tonneau allait jusqu'à simuler un détournement d'avion, avec plusieurs heures d'angoisse mortelle avant d'annoncer aux malheureuses victimes que ce n'était qu'un jeu. Le cheikh Abdelfattah Mouro en avait eu des sueurs froides. En Egypte, le célèbre Ramez Jalal (qui vient d'ajouter Khaled à son tableau de chasse) est devenu un concept à lui seul, une marque de caméra cachée synonyme de haut risque et de trash cathodique. Si la réaction a toujours été vive à l'égard de ces programmes, il faut dire que c'est peut-être la première fois qu'une caméra cachée suscite une telle mobilisation citoyenne et une riposte organisée de la part de la société civile en Algérie. L'aura, le magnétisme, la personnalité (même controversée) de Rachid Boudjedra y sont sûrement pour beaucoup. «Poète disais-tu/NON ! mon frère/ Plutôt un marteau-pilon/ O cette vocation de bulldozer/O cette vocation de brise mers/Je voudrais mettre mon peuple/Dans l'avenir/Du temps»…