La parution d'un article sur la disparition, à Lyon (France), de l'islamologue Ali Merad a suscité des réactions de ceux qui l'ont côtoyé ou étaient ses disciples. Ahmed Taleb Ibrahimi, qui l'a connu à l'université d'Alger, revient dans cet entretien sur le parcours de ce «'alim» qui fut son collaborateur au Jeune musulman, bimensuel des Jeunes de l'Association des oulémas, dont Merad était proche. L'ancien ministre et auteur a évoqué avec émotion le parcours de Merad, ses déboires avec le pouvoir de Ben bella et ses écrits qui font de lui un auteur dont le pays, assure-t-il, peut s'enorgueillir. Regrettant que les autorités n'aient pas honoré sa mémoire comme elles l'ont fait pour feu Arkoun, Taleb Ibrahimi souhaite que l'Etat algérien puisse donner le nom d'une université à cet Algérien vertueux qui est enterré dans une ville où il s'est volontairement exilé à l'indépendance du pays… Ali Merad, islamologue reconnu, vient de décéder à Lyon. Vous l'aviez connu à l'Alger. Comment s'est faite votre rencontre ? C'est à l'université d'Alger, en 1950, que j'ai connu Ali Merad : lui était à la faculté des lettres, tandis que moi à la faculté de médecine. Le lieu de rencontre des étudiants algériens, quelques centaines sur cinq mille, soit à peine 10%, étaient à la cité de la Robestrau, qui était en fait une mini-cité universitaire. C'était la cité universitaire des «indigènes». C'était là où on se rencontrait, c'était là aussi où se tenaient les rencontres de l'AEMNA (Association des étudiants musulmans nords-africains). Ali Merad était sans doute le seul étudiant à l'université d'Alger à connaître par cœur le Coran. C'était fréquent chez les arabisants, mais pas à l'université d'Alger. Ali venait de Laghouat où il a été l'élève des disciples de cheikh Moubarek El Mili qui avait fait un séjour dans cette ville. Ce qui frappait chez lui, c'était cette connaissance parfaite de la langue arabe et lorsqu'il faisait une citation d'un verset du Coran, il en donnait la traduction française dans un français remarquable. Donc, il associait à la connaissance de la langue arabe une connaissance parfaite de la langue française. Je vérifiais à l'époque dans les traductions dont nous disposions (Kazimirski, Savari, Monté, Tijani) et je trouvais que la traduction de Merad était à la fois plus précise et plus littéraire. C'était donc un véritable bilingue, alors que ceux que nous désignions sous ce vocable ne maîtrisaient en vérité qu'un seule des deux langues (l'arabe ou le français) tout en parlant et écrivant l'autre langue sans la maîtriser. Ali Merad était un cas : il connaissant parfaitement l'arabe et le français, au point d'être capable de composer des poèmes remarquables dans les deux langues. A ce propos, s'il y a un parallèle à établir, c'est entre Ali Merad et le regretté Mohamed Bencheneb. Tous deux savants, et tous deux bilingues dont l'Algérie peut s'enorgueillir. Et ce n'est pas un hasard si l'«Encyclopédie de l'islam» a sollicité la collaboration de Bencheneb pour la première édition (1913-1938) et celle d'Ali Merad pour sa seconde édition (1960-2009). Ali Merad était votre collaborateur au journal Le Jeune musulman (1952-1953) … En 1952, quand j'ai eu l'idée de lancer un petit périodique en langue française destiné aux jeunes Algériens formés à l'école française, il était normal que Ali Merad avec ses convictions et sa culture devienne le principal collaborateur de ce journal. Durant deux années (1952-1954), il a non seulement assumé brillamment la rubrique «A la lumière du Coran et du hadith», mais il a fait montre de qualités de critique littéraire en présentant la trilogie de Mohammed Dib et de qualités de reporter en publiant un excellent récit de son voyage en Egypte en compagnie d'une délégation des Scouts algériens (SMA). De même qu'il a publié une étude sur la vie et l'œuvre de Mohamed Iqbal. Comment se confectionnait le journal et qui étaient les autres collaborateurs ? Le journal a démarré avec quatre personnes : en plus d'Ali Merad, j'ai fait appel à un autre enfant de Laghouat, Atallah Soufari, qui était chargé de l'intendance (impression et diffusion). Faisant partie déjà de l'administration du journal El Bassaïr (organe de l'Association des Oulémas), il disposait d'un bureau au siège de l'association. C'est là que nous nous réunissions quotidiennement. Ces trois novices avaient besoin d'un mentor. C'est Amar Ouzegane qui a joué ce rôle. Maître en journalisme, il a nous a appris comment confectionner un journal. D'autres jeunes nous ont rejoints : Islam Madani, fils de Toufik Madani, secrétaire général de l'Association des Oulémas, Hachemi Tidjani, fils d'Ahmed Tidjani, traducteur du Coran, Hocine Bouzaher, Ahmed Chami… et j'en oublie. Mais Ali Merad demeurait le meilleur d'entre nous. Pour étoffer le journal, nous avons fait appel à nos aînés. D'abord ceux que nous croisions au siège de l'Association comme Malek Bennabi et Abdelaziz Khaldi et d'autres qui enseignaient à Paris, comme Mohamed Cherif Sahli et Mostepha Lacheraf, contactés par Ouzegane. Rédha Malek a également signé pour le journal... En effet, sous la signature de Raïs Ali, il a collaboré au Jeune musulman avec deux contributions, dont l'une intitulée, si j'ai bonne mémoire, «Notre volonté de vivre». L'administration coloniale vous a-t-elle gênés ? Je crois que ce qui intéressait les services de la police française, c'était de connaître la composition de l'équipe du journal et qui se cachait derrière les pseudonymes. Et ils ont fini par le savoir. J'ai été arrêté en 1953 sous prétexte que j'étais un «insoumis» qui n'a pas répondu à l'appel du service militaire alors que les étudiants bénéficiaient automatiquement d'un sursis. J'ai passé quelques mois en détention, j'ai même comparu devant un tribunal militaire et je n'ai été libéré que grâce à l'intervention énergique de Ferhat Abbas qui était alors délégué à l'Assemblée algérienne. Merad n'a pas répondu à l'appel à la grève lancé par l'UGEMA que vous présidiez, préférant poursuivre ses études. C'est cet épisode de sa vie qui lui a été reproché à l'indépendance. Les autorités de l'époque ont préféré l'envoyer au collège de Bou Saâda... Après les deux années au Jeune musulman (1952-1953) qui furent des années de contribution, d'amitié, de fraternité, la vie nous a séparés. En 1956, le FLN a lancé son appel pour la grève des étudiants. En tant que président de l'UGEMA, j'ai tout fait pour convaincre Merad de nous rejoindre. Mais, contrairement à la majorité écrasante de nos étudiants qui ont répondu favorablement à l'appel, il a refusé de suspendre ses études. La mort dans l'âme, j'ai respecté son choix mais nos relations se sont distendues, d'autant que les cinq années que j'ai eu à passer dans les prisons française m'ont relativement coupé du monde. A l'indépendance, les autorités de l'époque ont proposé à Merad, enseignant à l'université, un poste dans un établissement secondaire dans le Sud algérien. Il a vécu, à juste titre, cette rétrogradation comme une humiliation. C'est pourquoi il a décidé de s'installer en France. Je voudrais rappeler que d'autres grévistes ont accédé, eux, à des postes importants au sein de l'Etat algérien. Avez-vous eu connaissance de ses déboires et avez-vous essayé de l'aider ? Comment l'aider alors que j'étais opposant au régime du président Ben Bella ? Ce qui m'a valu des déboires autrement plus douloureux… En 1965, avec le président Boumediène, je suis nommé à la tête du ministère de l'Education nationale. Je me suis empressé de prendre contact avec Merad à Lyon en lui proposant une chaire à l'Université assortie d'un Institut d'études islamologiques. Il a hésité pendant toute une année avant de décliner l'offre, renonçant ainsi au retour au pays de façon définitive. Vos relations se sont-elles maintenues malgré cette décision ? Nous avons entretenu une correspondance ininterrompue. Outre des tirés à part, il m'adressait tous ses ouvrages : depuis sa thèse principale sur Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 publié en 1967 et sa thèse complémentaire sur Ibn Badis, commentateur du Coran jusqu'à d'autres travaux sur l'islam contemporain et le califat. Mais son œuvre maîtresse reste sa thèse sur l'Association des oulémas, référence incontournable pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'Algérie contemporaine. Au cours des quatre décennies du siècle dernier, il ne s'est pas contenté d'enseigner et d'écrire, il a été l'un des pionniers du dialogue chrétienté-islam avec son confrère, le père Michel Lelong car Merad a toujours été un concepteur de ponts s'opposant aux constructeurs de murs. Il a essayé d'autre part d'influencer dans le bon sens l'organisation de l'islam en France, mais ses avis pertinents ont rarement été pris en considération par les associations musulmanes ou par les autorités françaises. Tous ceux qui l'ont connu au cours de cette période ont apprécié un homme de conviction et de dialogue qui charmait ses interlocuteurs par sa douceur, son érudition et sa modestie. Paix à son âme ! A-t-il fait des retours au pays ? Lorsque le regretté Mouloud Kacem, ministre des Affaires religieuses, a lancé, avec l'encouragement du président Boumediène, ses «Séminaires sur la pensée islamique», je lui ai suggéré d'y inviter Ali Merad et Mohamed Arkoun. C'est à l'occasion d'un de ces séminaires que je me suis entretenu de vive voix avec Merad pour la dernière fois. Vous est-il arrivé de le rencontrer ? En 2006, je lui ai adressé, pour avis, le manuscrit du premier tome de mes Mémoires qu'il a rendus avec de légères modifications de forme et quelques suppressions. L'année suivante, de passage Genève, je lui ai téléphoné à Lyon lui proposant une rencontre dans l'une de ces deux villes. Il m'a parlé alors, pour la première fois, d'un accident de la circulation qui l'avait diminué physiquement. Mais, ajoute-il : «Malgré cela, je dis oui à la rencontre si tu dis oui à la proposition suivante. Notre compagnonnage de jeunesse a donné Le Jeune musulman. Puisse notre fin de vie générer une nouvelle traduction du Coran signée de nos deux noms. Je ne te cache pas que l'idéal serait de nous adjoindre un troisième nom : celui d'une femme. Essaye de trouver la perle rare. Pour le moment, j'ai en tête une chercheuse tunisienne disciple de Mohammed Talbi». Il ne m'a pas révélé l'identité de cette dernière. Ne sachant quoi répondre, j'ai demandé un temps de réflexion. Aujourd'hui, je regrette profondément de n'avoir pas dit non. Si j'ai hésité sur le coup, c'est que, d'une part, la tâche dépassait mes forces déclinantes, et, d'autre part, il y avait au fond de moi un refus catégorique de cosigner avec Merad un travail où ma contribution serait infime. Comment avez-vous réagi à l'annonce de son décès ? Si la perte d'un être cher n'est jamais facile à supporter, j'ai été, dans ce cas, fort attristé que l'Algérie officielle, comme pour Arkoun, n'ait pas honoré sa mission, ne serait-ce qu'en lui permettant de bénéficier d'une sépulture sur la terre de ses aïeux. L'Algérie officielle lui doit donc réparation ? En effet, si j'avais un vœu à formuler, ce serait qu'une université algérienne portât son nom. De même pour Arkoun. Cela se fera, Inchallah. Car l'Histoire se charge toujours par rendre justice aux créateurs illustres injustement traités par le temps et les hommes.