A chaque fois que le pays est en butte à une profonde crise politique, des voix s'élèvent priant l'armée d'intervenir pour le sauver de l'effondrement. Un sempiternel appel à l'adresse de la grande muette pour rompre le silence et venir au secours d'une société bâillonnée et qui serait incapable à elle seule de stopper la dérive. En clair, faire jouer à l'institution militaire un rôle politique. A moins de 20 mois de l'élection présidentielle, le paysage politique national est dominé par une confusion angoissante au sommet de l'Etat, doublée d'une pression économique et sociale pesante. Le quatrième mandat obtenu dans des conditions extrêmes a accéléré la déliquescence de l'Etat et surtout aggravé les fractures politiques et sociales. Au-delà des doutes – légitimes – sur les vrais détenteurs du pouvoir, le mandat présidentiel en cours a eu pour conséquence de fragiliser davantage des institutions face à la montée d'autres forces extraconstitutionnelles qui pèsent sur la décision politique. Vidé de sa substance et de son autorité, l'Etat a cédé des parcelles considérables de son pouvoir au profit d'acteurs nouveaux. Si la reconduction de Abdelaziz Bouteflika en 2014 répondait à un impératif immédiat auquel étaient confrontés les décideurs – sauver leur régime – à court et à moyen termes, il a porté le coup de grâce à l'édifice institutionnel formel. Le pays continue de tourner certes, mais dans le vide, et la seule perspective en vue n'est pas pour rassurer. Près de quatre ans après l'invraisemblable reconduction de Abdelaziz Bouteflika, la crise regagne à nouveau le système politique dans sa globalité. Il était évident que l'élection présidentielle de 2014 en cachait une autre, celle d'une reconquête portée et structurée justement autour de ces nouveaux acteurs qui ont bousculé le système en en créant un autre en son sein. Cependant, cette stratégie est objectivement confrontée aux éléments traditionnels structurants du système de pouvoir. Un désordre qui «affole» les factions aux commandes, dont le seul souci est de réunir les conditions d'une succession contrôlée en fermant le jeu politique et ne laisser aux acteurs externes que des espaces étroits et sans grande influence. Face aux velléités du pôle présidentiel qui apparaît comme acteur central du jeu national, quelle est alors la force politique en mesure de peser dans les choix futurs? Les partis de l'opposition – divisés, fragilisés, moins organisés et ramollis – sont mal préparés pour ce défi historique. D'où certains appels en direction de l'armée de faire le «boulot» à leur place. La grande muette serait-elle alors cette dernière digue en mesure d'épargner à l'Algérie, Etat et société, une nouvelle aventure porteuse de périls ? Un rempart contre une dérive monarchique en marche ? Par dessus les risques majeurs que comporte une telle intervention du haut commandement militaire dans le champ politique, d'évidence ces appels qui commencent à se faire entendre à mesure que l'on se rapproche de l'échéance présidentielle de 2019 signent l'impotence des élites politiques. Un cri d'impuissance. Une incapacité à produire des institutions politiques fortes de leurs légitimités démocratiques dirigées par des élites politiques solides. S'il est vrai que l'armée reste l'une des rares structures institutionnelles qui demeure organisée, son implication dans les choix d'hommes qui auront la tâche de diriger le pays aura pour conséquence immédiate la fissuration de son unité et, par ricochet, une déchirure nationale, alors que l'environnement régional et international est rempli de conflits violents. L'expérience récente de l'histoire nationale a montré l'ampleur des dégâts d'abord sur l'armée elle-même. Le recours permanent à l'institution de l'armée rappelle combien l'Etat algérien est dans une panne institutionnelle manifeste. Il est dans une faillite historique dès lors qu'il n'a pas pu assumer la charge d'abriter, d'arbitrer et de réguler les conflits au sein de structures du pouvoir politique et économique, mais également au sein de la société avec des règles de jeu démocratiques. Pour des raisons historiques qui ont présidé à sa propre formation dans un contexte de passage du régime colonial à celui d'indépendance, l'armée avait joué un rôle déterminant. Elle a été la base sociale du régime politique instauré au lendemain de l'indépendance. Elle a été intimement liée à l'Etat et à son pouvoir. L'est-elle encore aujourd'hui ? Pour nombre de spécialistes, la place et le rôle de l'armée ont substantiellement «évolué». «L'institution militaire en Algérie a connu des évolutions démographiques et politiques et même dans sa doctrine militaire qui rendent impossible son intervention dans les affaires politiques… L'actuel commandement de l'armée dans sa globalité n'a plus de lien avec la culture politique ancienne qui était celle de la vieille garde militaire», juge le sociologue Nacer Djabi. Un profilage. Il est vrai que depuis son retour au pouvoir en 1999, Abdelaziz Bouteflika a consacré toute son énergie à récupérer les pouvoirs dévolus à la Présidence. «Je ne veux pas être un trois- quarts de Président», cinglait-il durant les premiers mois de son règne. Il a ferraillé contre les puissants chefs de l'armée, et désignait des généraux à la vindicte populaire à qui il a livré une guerre politique et psychologique. Par souci de vengeance historique, parce que la même armée l'avait empêché de succéder au colonel Boumediène en 1979, ou par peur d'être renversé par «un général en colère». En tout cas, pour mieux asseoir son pouvoir. Rompu au jeu de l'intrigue, il a réussi, étape par étape et de manière systémique, à réduire d'abord l'influence des hauts gradés de l'armée puis à les écarter un à un. Du parrain Larbi Belkheir jusqu'au départ du puissant patron des Services de renseignement, le général-major Mohamed Mediène (Toufik), Bouteflika a su se jouer du mythe de la grande muette. De toute évidence, sous Bouteflika, l'armée a connu une mutation structurelle et «intellectuelle». Cependant, c'est au moment où il devient l'acteur central incontestable du sérail qu'il s'éclipse du pouvoir en raison de sa maladie. Et, curieusement, c'est à ce moment que l'on sollicite l'armée, dont le patron est le général-major Ahmed Gaïd Salah depuis 13 ans maintenant. Un chef militaire à qui on attribue à tort ou à raison des ambitions politiques. Un retour à l'équilibre de la terreur ? Un retour à la case départ. Le seul recours qui vaille est celui de l'arbitrage citoyen dans un jeu démocratique ouvert.