Fantazi, Ramirez, Okocha, Vidal, Bouchar, El Bouq…, sont des noms curieux, biscornus, de personnages atypiques qui font les beaux plans d'un film. Nos personnages ne parlent pas mais bêlent, parce que, vous l'avez compris, ce sont des moutons. Des moutons au sens propre du mot. Leurs propriétaires s'appellent Habib, Samir…, ensemble ils forment un binôme pluriel qui donne son nom au titre de ce film documentaire de 78'. Des moutons et des hommes, de Karim Sayad, 33 ans, a été projeté en avant-première algérienne, ce vendredi, pour clore les 15es Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB). Le film de Karim Sayad est un témoin fidèle de la réalité frémissante des jeunes Algériens au plus profond de leurs aspirations et contradictions. Au quartier la Carrière, dans la remuante Alger, Habib, 16 ans, est receveur de bus. Son souhait est d'avoir un mouton bagarreur comme il en existe un peu partout dans son entourage. Il en achète un et lui donne le nom d'El Bouq. Plus qu'une bête, le mouton est une clé pour accéder à un univers particulier, avec ses codes et ses sensations, qui offre des prétextes à l'évasion. Habib veut voir El Bouq remporter des combats, son premier se fait dans un cimetière chrétien à l'abandon avec un petit public d'enfants parmi lesquels mijote certainement l'idée d'avoir son propre El Bouq. Son deuxième combat a été de nuit, dans un stade de proximité à la pelouse de tartan, avec un collier blanc stylé au cou. Habib a déchanté. Le combat de béliers est un sport national qui s'organise dans un élan populaire insoupçonnable. Il en naît des tournois qui tournent sur le territoire national, avec un public fidèle friand des coups de cornes. Ramirez, un bélier à la hargne d'un gaillard, a été consacré «champion d'Algérie» dans un combat qui a drainé du monde à Constantine. La caméra de Karim Sayad a capté une ferveur qui n'a d'égale que celle des grands derbys de foot où des tensions circulent sur les tufs et les pelouses. Devant un Ramirez, aux élans assommants, l'avenir de 35, son adversaire du jour, s'arrête là, déchu de son titre. Ramirez est la nouvelle terreur. Et ainsi tourne la roue des moutons qui donnent des noms à leurs propriétaires et de la joie à leurs «fans» autant qu'ils font oublier, pour un moment, la misère qui se cache à l'arrière-plan de la vie de toute cette jeunesse. Habib a voulu devenir vétérinaire, mais il n'a pas pu faire d'études. Samir, 43 ans, oulid Bab El Oued (enfant de Bab El Oued), vit du commerce de la camelote et de celui des moutons. Dans les marchés à bestiaux, il déniche des perles rares. Un maquignon occasionnel qui n'a «jamais travaillé chez l'Etat», dans une Algérie où «le grand poisson mange le petit poisson». Il y a un message politique, distillé entre les plans et les discours, qui met en relief un décalage flagrant entre le haut et le bas lorsque la voix de Sellal, l'ex- Premier ministre, se fait entendre pour placer un satisfecit quant à la réalité économique du pays. Le parallèle politique, non assumé par le réalisateur, donne des lectures légitimes qui font voir en les hommes des moutons d'un système. «Il y a des tentatives de déstabiliser le pays, ils nous prennent pour des moutons», lance, encore une fois, la voix de Sellal, sur les ondes de la radio. Le dépit se lit dans les yeux de Habib, Samir et les autres, qui se réfugient dans leur monde. On se tourne vers les moutons qu'on chouchoute, avec des douches au vinaigre et champoing. Des liens affectifs se créent entre ces hommes et les moutons. «Si mon père décide de sacrifier El Bouq, je serais capable de m'enfuir avec lui et de ne revenir qu'après l'Aïd», se confie Habib. Mais des couteaux finissent par s'aiguiser à la veille de l'Aïd. Lorsque El Bouq est immolé, Habib détourne le regard. Partout dans la ville des carcasses de moutons sont suspendues. «J'éduquerai mon fils jusqu'à ce qu'il devienne un homme comme moi», confie Samir, concluant une histoire d'amour, de défis, de sacrifices et surtout de contradictions, qui font les bons ingrédients d'un film dont les héros, silencieux, ont des cornes.