Quelles peuvent être les tâches et les missions d'une Académie de tamazight que la Constitution de janvier 2016 prévoit avec l'officialisation de tamazight ? Institution, comme il en existe un peu partout dans le monde – quelques cas seront examinés ici – ou alors institution particulière, avec des tâches spécifiques, répondant aux besoins de la langue amazighe ? Si on devait comparer la situation de la langue amazighe en Algérie, de 1980, date du Printemps berbère, qui a vu la cause identitaire portée dans la rue, à la situation actuelle, on ne peut manquer de noter les progrès réalisés. Naguère décriée comme une séquelle de la colonisation, et ses défenseurs dénoncés comme suppôts de l'étranger, cette langue a acquis, aujourd'hui, le statut de langue nationale et officielle et dispose déjà de certains appareils qui marquent son ancrage institutionnel : une instance rattachée à la présidence, le Haut Commissariat à l'amazighité (HCA), chargé de la promotion de langue, une présence dans les médias lourds de l'Etat, radio et télévision et surtout l'enseignement, à l'école et à l'université. Bien entendu, ces conquêtes n'ont été obtenues qu'au prix des luttes et des sacrifices consentis par ses locuteurs, notamment une jeunesse avide de faire reconnaître son identité culturelle et linguistique. Il faut aussi souligner les efforts des pouvoirs publics pour répondre, en temps de crise, aux revendications populaires, en dotant tamazight d'instruments qui assurent sa promotion. Cependant, aujourd'hui encore, les attentes sont nombreuses : généralisation de l'enseignement dans toutes les wilayas du pays, écoles et universités, pour mieux marquer l'ancrage national de la langue, introduction dans l'administration et les documents officiels, éditions de journaux et d'ouvrages, créations d'instituts de recherches, Académie de langue… Il a été question, il y a quelques années, de lancer un Haut conseil à la langue amazighe. Ce projet n'a pas vu le jour – ou pas encore vu le jour – mais on peut supposer, s'il est réalisé, qu'il sera destiné à statuer sur la place de la langue berbère, des fonctions à lui assigner dans la société et des choix sociolinguistiques à faire, dans le cadre de la politique globale de l'Etat. Par contre, l'Académie, annoncée par la Constitution de 2016, devra être d'une autre nature : instance scientifique, elle sera surtout chargée de l'étude, de la rénovation et du développement de la langue. Tâches d'une Académie Selon le dictionnaire Larousse, une «académie est une société savante dont les membres se consacrent à une spécialité des lettres, des arts, des sciences etc.». Les exemples cités sont l'Académie (de langue) française, l'Académie de musique, d'agriculture, des beaux-arts, etc. Les tâches qui incombent à une académie est de veiller à l'épanouissement des disciplines dont elles s'occupent, publier des ouvrages, et dans le cas de l'académie de langue, de fixer des normes et de rédiger des dictionnaires et des grammaires. Avant d'être des organismes officiels, l'Europe de la Renaissance a connu une multitude d'académies, cercles privés d'humanistes, notamment en Italie où on compta, rien qu'en 1530, près de 500 académies, dont les plus connues sont l'Accademia platonica, fondée à Florence en 1462 ou, toujours dans la même ville, l'Accademia degli Umidi qui devient en 1540 l'Accademia fiorentina. La première académie de langue, l'Accademia de la Crusca, a été fondée égalemment à Florence, en 1582, avec l'objectif de «purifier» le toscan, devenu la langue littéraire de l'Italie. Le nom même de cette académie est un programme, puisque crusca, en italien, désigne le son, le résidu de la mouture de grain, faisant ainsi référence à l'objectif même des académiciens : faire passer au crible les déchets pour les séparer de la fine fleur de la langue. Autres symboles : son emblème est le butoir et sa devise un vers de Pétrarque : «Il en cueille la plus belle fleur», l'emblème et la devise étaient imprimés sur chacune de des publications de l'Académie. L'activité principale de la Crusca fut de réaliser un dictionnaire, Il Vocabulario, sorti en 1612, et continuellement publié et remanié jusqu'en 1923. Pour la première édition, on avait compulsé la Divine Comédie de Dante, le Décameron de Boccace et le Canzoniere de Pétrarque. Par la suite, on ajouta d'autres auteurs illustres, florentins et autres. Le choix des critères adoptés a suscité des critiques, mais ce dictionnaire a constitué, tout au long des siècles, un lien entre les Italiens, divisés, au plan politique et linguistique. Aujourd'hui, l'Accademia gère un site web qui apporte des informations sur les rencontres consacrées à la langue italienne et fournit des accès aux banques de données. Une autre académie, tout aussi célèbre que l'Accademia de la Crusca, est l'Académie française. Instituée par le cardinal Richelieu, en 1635, elle précise ainsi son objectif dans l'article XXVI de ses statuts : «La principale fonction de l'Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter des arts et des sciences». Nicolas Faret, dans son Projet de l'Académie pour servir de préface à ses statuts (1635), définit l'Académie comme «une compagnie de personnes libres et détachées de l'obligation d'instruire le public, qui voulussent joindre ensemble leur étude et leur travail». Elle se distinguait donc des académies humanistes, comme elle se distingue de la langue des gens du peuple, des gens de robe, des gens d'Eglise ou des gens de Cour qui défigurent la langue. «Les académiciens, conclut l'auteur du Projet, est de nettoyer (la langue) des ordures qu'elle a contractées». Le rôle principal de cette Académie fut de composer un dictionnaire de la langue française, conformément au bon usage. Ce dictionnaire connut plusieurs éditions, pour tenir compte des changements qui se produisaient dans la société et, par voie de conséquence dans la langue : ce fut principalement le cas des éditions de 1743, 1762 et 1835, qui modifient à la fois les nomenclatures et les définitions. L'Angleterre ne fut pas en reste. La Royal Society, fondée sous forme privée en 1645, fut officialisée par Charles II en 1662. Le projet d'une Académie de langue fut soumis, à la fin du XVIIe siècle, et fut soutenu par deux écrivains, John Dryden et Daniel Defoe. Pour ce dernier, les membres de cette académie devraient être considérés comme des juges indiscutés du style et nul, après eux, n'aurait plus l'occasion de créer de nouveaux mots. Le faire serait aussi criminel que faire de la fausse monnaie. Samuel Johnston fut chargé de rédiger dictionnaire : ce fut le Dictionary of the English Language, riche de 42 000 articles et publié en 1755. Dans une lettre au Congrès, John Adams, en mission diplomatique en Europe, propose la création d'une Académie américaine pour l'anglais : «Il est évident que (chaque) type de gouvernement exerce une influence sur la langue et que la langue influence à son tour, non seulement le type de gouvernement, mais aussi le tempérament, les sentiments et les mœurs des citoyens…». Après avoir constaté l'absence d'un dictionnaire et d'une grammaire qui soient reconnus par les autorités publiques, il poursuit : «L'honneur de former la première institution publique pour l'épuration, la correction, l'amélioration et la préservation de la langue anglaise est, je l'espère, réservé au Congrès ; on a toutes les raisons de penser qu'une assemblée publique accepterait de s'engager dans une telle entreprise. Le fait de pouvoir s'appuyer sur une norme commune à tous les citoyens, de tout le continent pour des questions de sens et de prononciation de la langue produirait un heureux impact sur l'union des Etats…». (J. Adams, 1780). D'autres langues européennes se dotèrent d'académies de langue : l'Académie espagnole, fondée en 1713, avec des correspondances dans les pays d'Amérique latine, l'Académie suédoise, fondée en 1786, l'Académie hongroise en 1830… L'Académie maltaise, née en 1934, est issue de l'Union des écrivains maltais, Ghaqdatal - Kittiebatal - Maltti, qui militait, alors que le pays était sous tutelle britannique, pour faire reconnaître sa langue. L'Académie dota cette langue d'un alphabet à base latine – alors que le maltais est un parler d'origine arabe – d'une grammaire et de règles d'orthographe. Aujourd'hui, le maltais est reconnu comme langue officielle aux côtés de l'anglais. La langue arabe possède trois académies, une à Damas, en Syrie, une autre au Caire, en Egypte, et une troisième à Baghdad, en Irak. La plus connue est le Madjma al-lugha al-arabiyya à Damas. Son point de départ, en 1918, est un bureau du gouvernement syrien, chargé de passer de l'administration ottomane à une administration syrienne, en arabisant les documents. L'année suivante, ce bureau prit la forme d'une académie qui édite une revue, Madjalat al-Madjma' al-lugha al-‘arabiyya. L'objectif est ainsi défini, dès le premier numéro de la revue : «La mission qui a été confiée (à l'académie) consiste dans l'étude de la langue arabe et de son état contemporain, la publication de sa littérature, le développement de ses projets, la traduction de ce qui lui manque dans le domaine des livres scientifiques, techniques et artistiques depuis les langues européennes, l'édition de tout ce dont elle peut avoir besoin parmi les nouveautés dans les différents domaines». (Madjalat al-Madjma' al-lugha al-‘arabiyya, n°1, cité par L. Dakhli).Un autre objectif de cette Académie est d'unifier la langue, de la débarrasser de ses dialectismes, de proposer une langue nationale commune, utilisée dans tous les domaines de la vie. L'Académie arabe du Caire, créée en 1932, poursuit des objectifs similaires : préserver la langue arabe et la mettre en adéquation avec les exigences de la vie moderne. Notons que cette Académie nomma parmi ses membres des orientalistes, dont on reconnaissait l'apport à la culture arabe et musulmane. Le plus célèbres de ces académiciens fut Louis Massignon, nommé en 1934. Il ne manqua aucune séance de l'Académie et participa à plusieurs commissions de travail. L'une des prises de position de l'orientaliste français concerne le maintien de l'alphabet arabe, alors que certains académiciens égyptiens étaient favorables au passage au latin, sur le modèle du turc. L'Académie du Caire, contrairement à celle de Damas, ne s'intéresse pas uniquement à la langue classique (fush'a) mais aussi aux dialectes. A Damas, comme au Caire, un Grand Dictionnaire de la Langue arabe, était prévu, sur le modèle du Grand Dictionnaire de la langue française, de l'Académie française (R. Hamzaoui, 1975). Une Académie peut réunir aussi plusieurs langues à promouvoir. C'est le cas de l'Académie africaine des langues, constituée en 2001 et ayant son siège à Bamako, au Mali. Elle se fixe pour objectifs la promotion des langues africaines, l'accès à l'écriture des langues à tradition orale, l'accès des langues africaines aux sciences et technologies… Les exemples d'académies que nous avons citées partagent un certain nombre d'objectifs, comme unifier la langue, la normaliser, en fixant ses structures grammaticales et lexicales, en la dotant également d'instruments qui assurent son développement. Beaucoup d'académies se fixent aussi pour objectif la «pureté» de la langue, en prescrivant des normes et en luttant contre les formes dialectales. Or, la situation sociolinguistique de tamazight est différente de celles de l'italien, du français ou de l'arabe. La langue ne dispose pas d'un dialecte qui se serait imposé, dans le passé, par un usage littéraire, ou comme dans le cas de l'arabe, par un texte fondateur, le Coran, de plus, en raison de la multiplicité des dialectes et des problèmes d'intercompréhension entre les locuteurs, on ne peut envisager une «fusion» des dialectes. Il s'agira aussi de chercher des solutions à des problèmes spécifiques, tels le choix d'un système d'écriture et son aménagement, le choix du dialecte à normaliser et sa standardisation, le renouvellement du lexique, par l'emprunt et la néologie… Tamazight dispose aujourd'hui d'un grand nombre de glossaires néologiques, et nous avons-nous-mêmes réalisé un Dictionnaire de mots nouveaux, qui réunisse la plupart des créations néologiques, mais nous pensons également que l'emprunt est une source de renouvellement linguistique, et que tamazight a besoin d'intégrer les termes devenus d'un usage international. Recensement des variétés dialectales Si l'objectif d'une Académie de tamazight est de proposer une langue standard qui transcende les dialectes, on ne peut ignorer que cette langue connaît une grande variété. Rien que pour l'Algérie, plusieurs dialectes sont encore employés, au nord, comme au sud. Mais seuls quelques-uns constituent des blocs plus ou moins homogènes, avec une densité de population appréciable, comme le kabyle ou le chaoui. Par contre, d'autres sont disséminés sur le territoire national et constituent des îlots, avec un nombre de locuteurs réduits, comme c'est le cas du zénati du Gourara, du chenoui de Gouraya, ou encore du ouargli, parlés seulement par quelques milliers de personnes. Des parlers comme le mozabite, dont le nombre de locuteurs est également réduit, disposent d'une cohésion sociale mais surtout d'un particularisme religieux – l'ibadisme – qui a permis au parler de se maintenir. L'un des rôles à assigner à une Académie de tamazight, c'est aussi de recenser tous ces parlers et de les décrire. Une carte de la berbérophonie algérienne est indispensable, non seulement pour montrer la présence sur tout le territoire national de cette langue, mais aussi, pour les spécialistes de cette langue, de repérer les isoglosses, c'est-à-dire les limites d'extension des aires dialectales. La seule étude disponible aujourd'hui sur ce sujet est la Dispersion de la langue berbère en Algérie, réalisée en 1903 par les Emile Doutté et Felix Gautier. Les deux auteurs avaient parcouru tout le territoire algérien et enregistré, région par région, localité par localité et tribu par tribu, tous les lieux où la langue était parlée. L'établissement d'une nouvelle carte permettrait d'évaluer à la fois le recul ou l'extinction de tamazight dans certaines zones, comparativement à 1903, mais jetterait en même temps la lumière sur le maintien de certains dialectes ou de leur vitalité. Le dialecte à promouvoir Le processus de recensement des variétés est en lui-même intéressant, pour connaître l'extension d'une langue, mais le rôle dévolu à une Académie, chargée de promouvoir une langue officielle est de la standardiser. Le tamazight n'a pas la chance de disposer d'une «langue littéraire» que l'on puisse prendre comme modèle à «améliorer», on ne peut pas non plus «tirer» une langue à partir des dialectes existants. Même si tous les dialectes disposent d'un fonds commun, les différences phonétiques, morphologiques et même lexicales sont trop importantes pour réaliser cette synthèse. L'une des solutions choisies par les langues qui se trouvent dans la même situation, comme le basque ou le catalan, est de choisir un dialecte à promouvoir et vers lequel convergeraient les autres dialectes. Ce dialecte pourrait se distinguer, soit par la densité de la population qui le parle, soit par le nombre de recherches et de publications sur ce dialecte et dans ce dialecte. Or, aujourd'hui, de tous les parlers amazighs d'Algérie, c'est le kabyle qui réunit ces deux caractéristiques. Les linguistes parlent du processus de «grammatisation» des langues. S. Auroux, qui a lancé de concept, le définit comme le «processus qui conduit à décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont encore aujourd'hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire». Dès le XVIIIe siècle des savants européens se sont intéressés au kabyle. Le premier, l'Anglais Thomas Shaw, Travels and observations relating to several parts of Barbary and the Levant, qui contient un glossaire kabyle (avec des mots chaouis) anglais. Un Français, en séjour à Alger, entre 1757 et 1790, rédige, à partir d'informateurs kabyles, un dictionnaire, berbère-français, qui sera publié en 1844 sous le titre : Grammaire et dictionnaire abrégés de la langue berbère. Ce travail allait inaugurer en France, puis en Europe,un nouveau champ d'études, les Etudes berbères, qui allait produire, tout au long de la période coloniale de l'Algérie, des centaines de recherches, dans les différents domaines : langue, littérature, écriture, histoire, anthropologie… Le kabyle se tailla la part du lion dans la production, avec des dictionnaires, des grammaires et des textes littéraires, dont certains rédigés par des locuteurs natifs, comme Boulifa ou Sedkaoui, ainsi que de nombreux textes ethnographiques, transcrits et traduits. A l'indépendance, les nationaux prirent en charge le domaine, et en dépit des pressions et des obstacles, les recherches se multiplièrent. L'ouverture démocratique du pays, en 1988, allait accélérer le mouvement, avec la constitution du Haut-Commissariat à l'Amazighité et le lancement de départements amazighs à Tizi Ouzou et à Béjaïa, qui favorisent la publication de nombreux ouvrages et des centaines de mémoires, fin de licence, magistères et thèses, sur le kabyle et en kabyle. Par ailleurs, des maisons d'édition privées ont publié des dizaines de recueils de poésie, de nouvelles et de romans, rédigés en kabyle. Le choix du kabyle comme parler à promouvoir n'écarte pas les autres parlers : c'est à eux, et avant tout à eux, qu'il faut recourir pour l'enrichissement lexical et la néologie. On peut songer aussi à normaliser, en s'inspirant de l'exemple kabyle, d'autres parlers algériens, s'il y a suffisamment de documents pour réaliser la grammatisation (dictionnaires, grammaires, textes…) et s'il y a aussi demande des locuteurs. Normalisation et standardisation Ces deux notions sont synonymes mais certains linguistes les distinguent. Alors que la normalisation désigne, dans la situation d'une langue connaissant la variation dialectale, le choix d'un parler. Par contre, la standardisation est le processus par lequel on codifie le parler choisi, en le dotant de normes, concernant la prononciation, la grammaire, le lexique, bref, en procédant à son aménagement. L'école a participé à l'établissement de normes orthographiques pour le kabyle : ainsi, par exemple, l'adoption d'une écriture phonologique qui ne retient que les oppositions pertinentes de la langue : les r emphatiques sont supprimés, on ne note plus les labiovélaires (kw, gw…) ni les spirantes (le k ou le b «mouillé»), on réduit les assimilations (à la forme ttaqcict, c'est une «fille», on substitue d taqcict). Ces innovations ne font que s'aligner sur la tendance des autres parlers amazighs. C'est encore l'école qui a simplifié l'état d'annexion, assez complexe en kabyle, en imposant, à la frontière des mots masculins des phonèmes uniques : u pour le masculin, et y pour le pluriel (on n'écrit plus n wergaz «de l'homme» mais n urgaz, n yergazenmais n yirgazen), Enfin, les formes lexicales sont harmonisées, en tenant compte des formes originelles (ainsi tawwurt «porte», à la place de tabburt, des parlers de Grande Kabyle, yewwe «il arrive», à la place de yebbe)… Le kabyle – si c'est ce dialecte qui est normalisé – est lui-même varié. L'intercompréhension est toujours facile, mais il est nécessaire d'harmoniser les formes, en tenant compte des tendances les plus récurrentes dans les parlers. Des essais de glossaires ont été réalisés en milieu universitaire dans le cas de thèses (parler de Aokas, d'At Yemmel, de Souk Letnin, de Bouira…) et nous-mêmes avons tenté, en 2014, un Dictionnaire des parlers de Kabylie, sans toutefois couvrir tous les parlers. L'une des tâches de l'Académie sera de réaliser ce dictionnaire, un dictionnaire monolingue, qui aborde tous les parlers. Le choix d'un système d'écriture Ce problème du choix d'un système d'écriture ressort à chaque fois qu'il est question du statut de la langue amazighe et suscite des polémiques que les médias ont tendance à amplifier. Trois systèmes sont en concurrence : le tifinagh, l'arabe et le latin. Le tifinagh, l'écriture traditionnelle des Touareg, est issue du libyque, l'antique alphabet amazigh. Il est attesté par des centaines d'inscriptions, réparties à travers tout le Maghreb, mais il n'a survécu, sous la forme des tifinagh, qu'au Sahara. On a souvent écrit que les tifinaghs, en raison de la particularité de leurs caractères, ne peuvent être retenus comme système de transcription. En fait, leur utilisation, depuis plusieurs années en Kabylie, aussi bien pour la rédaction des panneaux indicateurs que des enseignes, a montré qu'il n'en est rien et que le caractère tifinagh a une forte attraction sur les masses. C'est sans doute parce que le tifinagh est le témoin d'une tradition écrite amazighe et qu'il revêt à ce titre une fonction symbolique importante. Aujourd'hui, on dispose de polices tifinagh qui permettent de saisir directement, sur ordinateur, des textes, on peut également passer d'un texte transcrit en latin à un texte en tifinagh et vice versa. L'utilisation de l'écriture arabe est attestée depuis le Moyen Age chez les groupes berbérophones, les schismatiques, comme les Ibadhites ou les fameux Berghawata de la côte occidentale du Maroc qui ont élaboré une religion propre, avec un Coran écrit en tamazight, mais aussi les orthodoxes, comme les ouvrages religieux en tachelhit. Aujourd'hui, l'écriture arabe est encore sporadiquement employée dans quelques groupes berbérophones, comme les Chleuhs, les Mozabites ou les Chaouis. Mais nulle part le berbère n'a accédé, par la graphie arabe, au rang de langue écrite, reconnue par l'autorité politique : contrairement à des langues comme le persan ou le turc, transcrits en caractères arabes, il a toujours été écarté de l'administration et de l'enseignement, aussi bien par les Arabes que par les Amazighs. La transcription latine fut adoptée, pour la première fois, au XVIIIe siècle, par les auteurs européens qui découvraient la langue amazighe. Le système latin se renforce avec le développement de ce qu'on appelait les Etudes berbères. Utilisé dans les premiers écrits en même temps que la transcription arabe, il finit par devenir l'unique procédé de transcription. Les transcriptions de cette époque étaient influencées par la graphie française. Il faut attendre les transcriptions du Fichier de Documentation Berbère, fondé en Kabylie dans les années 1940, pour voir apparaître un système de transcription à base latine qui établit de façon plus rigoureuse les distinctions phonétiques de la langue. C'est ce système, révisé et répandu par l'écrivain Mouloud Mammeri, qui est aujourd'hui utilisé dans les productions scientifiques maghrébines, dans les écoles algériennes et à l'université. Le rôle d'une Académie, c'est aussi de fixer un système d'écriture, en tenant compte à la fois des habitudes des usagers de la langue et des aspirations de la communauté. Or, dans ce cas, des considérations extralinguistiques président fortement les choix, et les arguments ne manquent pas pour justifier la préférence d'un système sur un autre. Ainsi, les partisans du tifinagh le présentent comme le système le plus authentique. C'est aussi la preuve de l'existence d'un alphabet autochtone, véhicule d'une civilisation millénaire. Les partisans de l'écriture arabe voient en elle le moyen d'intégrer le tamazight dans l'aire arabo-musulmane. On fait remarquer aussi que la graphie arabe, utilisée à l'école, a déjà servi, dans le passé, à transcrire le tamazight, et bien qu'elle ne soit pas universelle, elle est très largement répandue dans le monde musulman où elle sert à noter des langues non arabes. L'alphabet latin, lui, a la faveur de tous ceux qui pensent qu'il faut faire accéder le tamazight à la modernité, en le dotant de caractères présentés comme universels. Qu'en est-il de la situation actuelle ? En fait, même s'il y a une prédominance du latin, les deux autres systèmes trouvent leurs domaines d'utilisation. La quasi-totalité des publications se fait en caractères latins, des ouvrages imprimés aux mémoires universitaires. Si les premiers manuels scolaires étaient rédigés dans les trois graphies, ils ne le sont plus désormais qu'en latin, et une institution étatique, le Haut-Commissariat à l'Amazighité, plaide aussi pour l'utilisation du latin. Cependant, la chaîne de télévision amazighe utilise principalement la graphie arabe et les enseignes des établissements publics et les panneaux à Tizi Ouzou emploient le tifinagh. Signalons que très peu de gens, même dans les milieux berbérisants, sont en mesure de déchiffrer le tifinagh mais la plupart, même s'ils n'envisagent pas son emploi comme système de transcription, restent attachés à cet alphabet. Ici, le symbole prime sur le signe : le caractère graphique n'est pas utilisé pour transcrire la langue, exprimer ses pensées et ses sentiments, mais seulement pour marquer l'appartenance culturelle et linguistique. La fonction de communication est dévolue au français (plus rarement à l'arabe) qui accompagne régulièrement les inscriptions en tifinagh. Ainsi, les tâches qui incombent à une Académie amazighe sont ardues : normalisation et standardisation d'un parler, en tenant compte de la diversité de la langue, fixation d'un système d'écriture, réalisation d'un dictionnaire et d'une grammaire unilingues, renouvellement du lexique, par emprunts et néologie… Mais cette Académie est plus que jamais nécessaire pour donner une base scientifique à l'officialisation de tamazight.