Avec 1200 morts, les massacres de Ramka et Had Chekala, à Relizane, resteront à tout jamais gravés dans la mémoire collective. Ils n'étaient pas les premiers et encore moins les derniers. Cependant, ils ont été commis dans un contexte très particulier, marqué par une «guerre» atroce entre deux organisations terroristes : d'un côté, le GIA (Groupe islamique armé) de Antar Zouabri, et de l'autre, l'AIS (Armée islamique du salut) de Madani Mezrag. Le succès de l'élection présidentielle de 1995, malgré les menaces de mort et les redditions dans le cadre de la loi sur la «rahma» et les victoires obtenues notamment en milieu urbain, ont eu des conséquences importantes sur le terrain. L'AIS, dont certaines phalanges avaient rejoint le GIA (mai 1994), décide d'entamer des négociations avec les autorités alors que les phalanges de Antar Zouabri devenaient de plus en plus importantes dans la région de l'Ouarsenis, terrain de prédilection non seulement de l'AIS, mais aussi d'un autre groupe terroriste, El Ahoual, créé à Sidi Bel Abbès, en 1994, par un vétéran de la guerre d'Afghanistan, Kada Benchiha, qui comptait, à l'époque, plus d'un millier de terroristes et écumait la chaîne montagneuse qui s'étend de Sidi Bel Abbès jusqu'à Aïn Defla, en passant par Mascara, Tiaret, Tissemsilt, Relizane, Chlef, M'sila, Blida et Tipasa. L'alliance entre le GIA et El Ahoual affaiblit lourdement l'AIS, notamment à Relizane et Chlef, où étaient concentrées les troupes d'Ahmed Benaichai, son émir pour la région Ouest. En s'attaquant à des populations isolées pour faire le plus grand nombre de victimes, le GIA, chassé des grandes villes dès 1997, veut d'une part desserrer la pression militaire sur ses phalanges en zones urbaines, et d'autre part punir les populations qui soutenaient l'AIS, et sanctionner cette dernière pour avoir négocié une trêve unilatérale avec les autorités. De par sa situation stratégique, au milieu de plusieurs wilayas du pays, cette région a vu, dès l'été 1997, un déplacement important d'éléments du GIA fuyant la pression des forces de sécurité dans l'Algérois, à la recherche de nouveaux refuges. De violents accrochages entre GIA et AIS se sont multipliés et les pertes ont été de plus en plus importantes. Les deux groupes se disputent le terrain et surtout le soutien d'une population isolée du monde, sans aucune protection, sommée d'aider les terroristes, ou de s'exiler. Ancien combattant de l'ALN, ex-maire de Oued Rhiou et de Ramka, Rghiouini, à la tête d'un groupe de 60 Patriotes (à Oued Rhiou) et 200 gardes communaux, évoque durant des heures les années difficiles que les gens ont vécues dans cette région et leurs sacrifices pour le retour de la paix. «Uniquement à Oued Rhiou, 450 personnes avaient rejoint les groupes terroristes. A 16h, toute la ville se vidait et, chaque jour, apportait son lot de morts et de désolation. Lorsque vous avez en face de vous un homme ouvrier à la Sempac la journée, et terroriste le soir, la lutte devient très difficile et complexe. C'est en armant la population que nous avons pu vaincre le terrorisme», nous dit-il. Sur les massacres de Ramka et de Had Chekala, il déclare : «Nous savions qu'il y avait quelque chose qui se préparait. Deux semaines avant, 70 armes à feu avaient été volées aux villageois. Ce sont des fusils de chasse que ces derniers n'ont pas rendu aux services de sécurité. De plus, des informations faisaient état de la présence de nouveaux groupes dans la région. Les unités de l'ANP avaient mené un ratissage durant une semaine et le dispositif a commencé à être levé la veille du Ramadhan pour se terminer le lendemain en milieu d'après-midi. Les groupes du GIA étaient bien embusqués et attendaient juste le départ des troupes pour agir.» A quelques kilomètres de la demeure de Rghiouini, nous rencontrons Ahmed Benaicha, le chef de l'organisation terroriste AIS pour la région de Chlef. En nous recevant chez lui, il pensait que la discussion allait tourner autour de la réconciliation nationale. Très évasif, il reste sur ses gardes et évite d'aller dans la précision en utilisant des sous-entendus. Pourtant, il était le premier à être arrivé sur les lieux des deux massacres et à avoir filmé les corps découpés, dont les images ont été diffusées. «Nous étions cantonnés sur une colline pas très loin des hameaux ciblés. Nous avons vu les véhicules de l'armée quitter les lieux, au troisième jour du ratissage. C'était vers 15h, et on les voyait de loin, au nord de Ramka. Le GIA était positionné au sud de Ramka et a dû marcher trois heures pour arriver aux hameaux. Juste au moment de la rupture du jeûne, les cris et les coups de feu ont commencé à retentir. Cela a duré des heures. Nous ne pouvions pas bouger de notre camp. Ils étaient très nombreux pour pouvoir attaquer une centaine de maisons et tuer autant de personnes. Ces familles constituaient nos principaux soutiens», dit-il. Réponse surprenante, quand on sait que Benaicha et ses troupes s'étaient déplacés dès le matin sur les lieux pour filmer les victimes. «Vous étiez armés, nombreux et pas très loin des hameaux, pourquoi n'êtes-vous pas intervenus ?» demandons-nous. La question irrite un peu notre interlocuteur qui répond : «Nous ne pouvions pas bouger de notre campement», sans expliquer comment cet interdit a pu être ignoré après les massacres. «Nous pensions que l'armée était toujours là, mais dès le matin, nous nous sommes déplacés sur les lieux. Les rescapés sont peu nombreux. Mais, ils sont revenus le matin et nous les avons rencontrés sur place. C'était affreux…» Benaïcha évite d'être précis au sujet des auteurs de ces massacres même, si parfois, il parle clairement et directement de la responsabilité du GIA qui, pour lui, «n'a aucun lien avec l'islam». Pourtant, plusieurs dizaines d'anciens éléments d'El Ahoual et du GIA ont rejoint les rangs de son organisation, juste avant la réconciliation nationale, pour bénéficier de la grâce amnistiante, décrétée en 2000. Pour le chef des Patriotes et ancien maire de Relizane, Hadj Fergane, les auteurs de ces massacres ont été identifiés par des repentis qui se sont livrés aux forces de sécurité quelques mois ou années après les tueries collectives. «De nombreux repentis ont donné les détails de ces réunions tenues quelque temps avant les massacres, entre le GIA et El Ahoual, pour multiplier les attaques contre les populations isolées. Cela a provoqué par la suite des scissions au sein de ces deux groupes, qui ont fini par s'affronter avec violence sur le terrain, provoquant une hémorragie dans leurs rangs. Beaucoup ont préféré, rejoindre l'AIS, pour bénéficier de la grâce», explique Hadj Fergane.