Qu'a fait la guerre aux hommes ? Et que font les hommes dans la guerre ? Comment sont sortis les Patriotes, civils armés, à majorité d'anciens combattants, des 15 ans d'horreur ? A quoi ressemble la fin officielle de la « guerre civile » ? A une paix officieuse ? Plutôt à un pistolet Beretta 9 mm vidé de ses quinze balles posé à côté de son chargeur sur un bureau dans un coin du local de l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM) au centre de Chlef où nous reçoit Slimane El Ghoul, ancien moudjahid, chef des Patriotes d'Oued Fodha. Il se tient loin de l'arme déchargée, mais prévient qu'elle ne le quitte jamais. « J'allais même aux toilettes avec... On ne sait jamais. Ils m'ont envoyé un jour une lettre piégée. Mais j'ai décelé le mince fil de fer de l'amorce... », se rappelle Slimane. Une autre arme, une kalachnikov, est dans sa voiture. « Depuis que Ali Benhadj est passé par Oued Fodha au début des années 1990, les gens nous ont qualifiés d'ennemis », raconte le vieil homme, bien portant, entrepreneur dans le civil. « Ils ont monté une armée. J'ai demandé à notre armée de permettre aux moudjahidine de s'armer à Ténès, El Marsa, Aïn Defla, Médéa, Relizane, Tiaret... Ils nous ont tué un grand moudjahid, Abdelkader Lekhal. Nous avions compris qu'ils en avaient après nous. Nous avons monté des sections avec l'armée et souvent on activait en groupe : cinq moudjahids, cinq militaires », dit-il. L'Ouarsenis sombre dans la guerre. Slimane largue ses souvenirs qui n'en sont pas. Stigmates. Horreurs. « Cette petite fille jetée dans l'eau bouillante par les terroristes... Les deux décapités à côté du chemin de fer... » La vie qui s'arrête. C'est lui avec ses compagnons qui assuraient le transport du courrier administratif entre le ministère de l'Intérieur à Alger et la wilaya de Aïn Defla. Etat ébranlé. Et le peuple ? « Partagé entre eux et nous. Le peuple avait peur. La ville fermait à 16h. Après les massacres, les gens qui étaient avec le FIS n'ont trouvé que les moudjahidine et l'Etat », estime Slimane. Que pense-t-il de la « réconciliation nationale » ? « L'Etat ne doit pas faire pleurer celui-là ni ne doit faire rire l'autre. Les gens veulent la stabilité. Quand on verra que l'Etat est sincère, on marchera avec lui », répond-il. La loi sur la rahma sous Zeroual a « fait descendre beaucoup des maquis », selon lui. La concorde encore plus. « Vers 100 ou 200 qui ont été gardés un moment par l'armée à la ferme Aïchouba. Ils sont rentrés dans le droit chemin grâce aux pressions », dit-il. « Je joins ma voix à celle du Président, Ali Benhadj et Abassi Madani ne doivent plus activer. Eux et les responsables du FIS ont tué le peuple. Il ne faut pas que le peuple leur pardonne », lâche-t-il. Maintenant, la région est quasi sécurisée, assure-t-il, et on peut circuler entre les villes en toute sécurité. C'est aussi l'avis du chauffeur de taxi qui nous emmène à 18h de Chlef à Jdiouia, wilaya de Relizane, à une soixantaine de kilomètres à l'ouest de l'ex-Lasnam. On pénètre la wilaya par Merdjat Sidi Abed. Le lac est à sec. Les champs reprennent de la vigueur. Les montagnes regardent de loin les passants en silence. Le soir éclate comme une bombe sur les prairies du pays meurtri par quinze ans de mort. A Jdiouia, les cafés sont bondés. Des banderoles pour la « réconciliation » bloquent la vue. Il faut mobiliser pour le meeting de Bouteflika prévu à Chlef le lendemain. Mohamed Abed, 68 ans, nous y attend. Diabétique, hypertendu, santé fragile, son corps semble entré en rébellion. Il nous montre la balle qui reste incrustée sous la peau de sa nuque. Elle a traversé une partie de sa tête. Les médecins attendent qu'elle quitte la région encéphalique pour opérer. « Ils avaient assassiné un juge à Jdiouia et ils avaient interdit qu'on touche à son corps. Moi, j'ai pris le cadavre du juge et je l'ai porté à l'hôpital. Une semaine après, ils m'ont tiré dessus », raconte hadj Abed, ancien fidaï durant la guerre de Libération, sur la route nous menant vers le hameau de Sidi Khetteb, à une vingtaine de kilomètres de Jdiouia. Depuis que son fils, DEC de Oued Djemaâ, a été assassiné en 1995 à l'âge de 36 ans, Abed, à la tête de 200 Patriotes de la commune, a refusé de déposer les armes. Il a perdu un autre en 2001, Patriote, à l'âge de 23 ans. « L'Etat m'a donné 50 millions de centimes pour mes deux fils... », dit-il. Il connaît leurs assassins. Il cite Houari Mebrak, Mehdi Bendella, Abdelmalek Noureddine, un policier qui a retourné sa veste. Des gens de Jdiouia, précise Abed. Une femme faisait partie de ce groupe, aujourd'hui décimé. « Elle s'est rendue et s'est mariée à Zemmoura avec un garde communal », indique-t-il alors que la voiture entame une ultime pente. Et la « réconciliation » ? « L'important n'est pas de voir si le terroriste aura les mêmes droits que moi. L'important, c'est le pays. Que l'Algérie se repose. Comment veux-tu que je regarde ma petite personne ? J'ai cinq morts dans ma famille, mais l'important, c'est la tranquillité pour le pays », dit-il. Mais il prévient contre certains repentis. « Le problème, ce sont les repentis qui descendent du maquis sans vraiment se repentir. A Jdiouia, on en a une vingtaine. Ils se réunissent, ne parlent pas aux gens et aux Patriotes, ne font pas confiance à l'Etat. Ils sont toujours des terroristes », poursuit-il alors que la nuit tombe sur les plaines est de Relizane. Le pardon ? « Il faut que les gens cessent de s'entretuer. S'ils se repentent, c'est bien, sinon, nous serons toujours à leurs trousses. Ce que fait le Président est bon pour nous. Ainsi, il prend à témoin les Etats étrangers : ‘'Regardez, voilà les terroristes'' », assène Mohamed Abed qui fait allusion aux allégations de dépassements dont auraient été auteurs les Patriotes. « Les disparus ? Ce ne sont pas des disparus. A Jdiouia, ils sont tous morts ou au maquis », affirme l'homme. Mais les exécutions sommaires ? Les disparitions forcées ? La guerre quoi ? « Qu'Allah me soit témoin : nous n'avons pris personne qui ne soit membre d'un réseau de soutien. Personne dont le nom n'a pas été trouvé dans les listes récupérées chez les terroristes abattus. » Mohamed Abed, ancien DEC de Jdiouia, s'emporte. Il raconte la liste de 83 personnes qui soutenaient les terroristes de la région trouvée sur un Houari Laâdjal, terroriste éliminé par les Patriotes sur les hauteurs de Oued Rhiou. « On les a remises aux militaires », poursuit-il. Et après ? Mohamed Abed ne dit rien. Il raconte les embuscades. Son jeune fils qui participait aux opérations. « En 1999, les responsables de la 2e Région militaire nous ont demandé de déposer les armes. Les militaires nous ont dit que des gens voulaient se rendre dans le cadre de la concorde civile sous condition que moi et Mohamed (Fergane, chef des Patriotes de Relizane) déposions également les armes. Ce que nous avons fait », révèle Abed à l'orée de Sidi Khettab. Est-ce cela la cause du désarmement des Patriotes de Relizane ? Ou l'affaire des charniers ? Deux de ses fils, installés à Nîmes depuis 1998, ont été mis sous contrôle judiciaire en avril 2004 suite à une plainte de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et de la Ligue des droits de l'homme. Affaire qui fait suite à l'identification par la famille Saïdane de H'madna en novembre 2003 des ossements de leur père Hadj Abed, qui aurait été enlevé, le 9 septembre 1996, par les hommes de Fergane. Il s'agirait d'un charnier localisé à Sidi M'hamed Ben Ouda. La famille Saïdane a déposé en janvier 2004 une plainte contre X pour enlèvement et meurtre auprès du procureur de Oued Rhiou. La vérité attend l'enquête. Hameau. Quelques maisons. On dépasse le village vers les obscurs espaces ouverts. Au loin, des lumières. Une maison de campagne, une grande cour où sont disposés tables et tapis. C'est un dîner en l'honneur du wali local, Sidi M'hamed Ben Ouda. « Et à l'occasion du départ de la population au meeting de demain », explique Mohamed Fergane, dit hadj Fergane, 63 ans, ancien inspecteur des impôts, ex-DEC de Relizane, chef des Patriotes de la région, accusé par des ONG et par Hadj Smaïn, représentant à Relizane de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH), d'être responsable de 212 cas de disparitions forcées entre 1994 et 1997. Fergane a gagné, en deuxième instance, le procès pour diffamation intenté contre Smaïn en 2002. Lors du procès, cinq familles l'ont reconnu avec plusieurs de ses hommes comme étant les responsables de l'enlèvement de leurs proches. Le président de la cour n'a pas donné suite aux déclarations des familles. L'affaire hadj Fergane-Hadj Smaïn attend sa suite au niveau de la Cour suprême. Fergane a déjà été arrêté par les services spéciaux miliaires au printemps 1998 et détenu avec 11 de ses hommes durant 12 jours, avant d'être remis en liberté. En abaya et turban, Fergane ne veut pas évoquer le dossier. « La France garde tous nos fichiers. Florence Aubenas (journaliste à Libération) sait maintenant qui l'a kidnappée en Irak. C'était quand même pas nous ! », ironise-t-il. Mohamed Abed fait sa prière et récite des versets du Coran selon la tradition des zaouïas. Après toutes ces années dans la guerre, que pense-t-il de l'initiative de Bouteflika ? « On a fait la révolution en 1954 pour avoir ensuite la paix qu'on a gagnée en 1962. Et pas loin d'ici, à Chlef, le peuple s'est opposé à la guerre fratricide de 1962 entre la Wilaya IV et l'armée des frontières en criant ‘'7 ans ça suffit !'' », répond Fergane qui rappelle que les cheikhs de zaouïa ont toujours concilié entre les tribus en conflit. Fergane pardonne aux terroristes ? « Ce sont des Algériens. Ils ont été trompés. Sinon, quel choix nous reste-t-il ? Continuer à s'entretuer ? Mais je ne pardonne pas à ceux qui ont impliqué ces jeunes », dit-il. Et les dépassements reconnus par le chef de l'Etat lui-même ? « Il est Président, il est certainement bien informé. Même en plein accrochage, nous avons réussi à en prendre certains vivants. Pourquoi les tuer ? », poursuit-il. « Par contre, pourquoi la réconciliation ne toucherait pas les DEC emprisonnés pour mauvaise gestion ? En 1993, ils n'étaient pas nombreux ceux qui acceptaient cette charge. Seules les têtes brûlées ont accepté et elles n'avaient pas fait l'ENA celles-là », indique Fergane. Les charniers déplacés ? Les disparus ? Fergane explique que les charniers sont le résultat des affrontements AIS-GIA. « Bensaber, dont Zouabri (ancien émir du GIA) a égorgé le frère devant ses yeux et qui s'est rendu aux autorités avec le groupe d'El Ahoual, nous a montré ces charniers », précise le chef des Patriotes. Propos étayés par Abdellatif Arbaoui, repenti de l'AIS, qui s'est rendu en 2000 après sept ans au maquis, présent au dîner. Il a été depuis chargé du bureau des disparus à la wilaya. Il a trente ans et devra se marier vers la fin de l'année. « Sur les 400 ou 500 disparus, la plupart sont morts au maquis. Restent 272 dont on ignore le sort, mais qui devront être régularisés administrativement », dit-il. « Ma mission est de sensibiliser pour la réconciliation. Elle se terminera le 29 septembre », poursuit Arbaoui. 29 septembre, date du référendum sur la « charte » serait-elle la date officielle de la fin de la « guerre civile » ? Chikh Nehal, Patriote, ancien moudjahid, assistera au meeting drapeau de Sidi M'hamed Ben Ouda à la main. Grand de taille. Visage serein. Il veut la paix. « Mais qu'ont-ils prévu pour nous dans le texte de la charte ? J'ai tout abandonné, biens et famille, pour lutter contre les terroristes... », demande-t-il avec une inquiétude dans les yeux. La nuit avale tout. Les hommes. La guerre.