Comment avez-vous accueilli l'annonce de Yennayer journée chômée et payée ? Cette mesure a été accueillie favorablement, et parfois avec joie, par des pans entiers de la population, y compris dans sa frange arabisée de longue date qui commence cependant à prendre conscience de son amazighité. Mais l'accueil aurait été d'une autre ampleur si cette initiative avait été prise durant les années de plomb. A présent, les temps ont couru. Il y a un décalage entre les aspirations populaires sur la question identitaire et les réponses qu'y apporte le pouvoir. Aux yeux de nombre d'Algériens aujourd'hui, cette annonce paraît dérisoire au regard de ce qui est attendu. Ceux-là y voient une manière de diversion pour faire oublier la non-mise en œuvre de l'officialisation sur le papier de tamazight. La mise en scène de l'annonce et le contexte dans lequel elle intervient, contexte marqué par la recrudescence de revendications aussi fortes qu'inattendues, ajoutés à la solide tradition du gouvernement de ne jamais aller au terme d'engagements pris devant le peuple incitent à poser la question de la sincérité de la démarche. L'académie berbère, ses missions, sa composition font débat. Quel est votre point de vue ? Je ne sais pas si l'on peut vraiment parler de débat dans ce qu'on a pu voir jusqu'ici : un échange, via des contributions publiées dans les journaux, entre les candidats putatifs à la direction de cette académie, chacun d'entre eux s'autoproclamant plus spécialiste que ses concurrents. Les discours cachent mal des ambitions personnelles inassouvies. Des protagonistes étrangers au domaine amazigh, auquel ils se sont reconvertis sur le tas et sur le tard, n'hésitent pas à promettre monts et merveilles dans le futur quand leurs bilans tangente zéro au terme d'un long exercice à la tête d'institutions en charge de la promotion de tamazight. Néanmoins, pour des raisons évidentes de contrôle par le pouvoir, et donc de soumission à ce pouvoir du futur responsable, il est probable que l'heureux élu sera choisi dans ce milieu. Il n'y a donc pas lieu de s'attarder plus avant dans cette direction. L'enjeu n'est pas là. Si l'objectif est de remettre le pays sur les rails en lui restituant son identité, sa culture, son histoire, bref d'œuvrer à sa désaliénation afin que le peuple ait la capacité de construire librement son avenir, une telle tâche ne peut être réalisée par une structure isolée. C'est l'Etat, tout l'Etat, c'est-à-dire toutes les institutions qui doivent être mises au service de cet objectif. Une forte volonté politique d'aller dans ce sens doit être très clairement affirmée au plus haut niveau de l'Etat. L'ampleur et l'urgence de la mission sont telles qu'il n'y a pas d'alternative à cette voie. Or, aujourd'hui, cette volonté politique fait défaut. Enfermer la question amazighe dans une académie berbère revient à la circonscrire dans une niche écologique de laquelle elle ne sortira jamais. Pendant ce temps, le tamazight continuera de régresser et l'arabo-islamisme d'avancer. Toutes les institutions qui, elles, ont été arabisées pendant que l'on réprimait le tamazight, travailleront à broyer tout ce qui n'est pas arabo-islamique. L'arabisation du pays n'a pas été réalisée par une académie. Il n'est donc nul besoin d'être devin pour prédire le résultat auquel aboutira une telle configuration. Les échecs, les retards, garantis par avance, seront imputés à cette académie sur laquelle on se défaussera en critiquant au besoin son incapacité à réaliser des objectifs ambitieux que lui a assignés un pouvoir politique «généreux et bien intentionné». Voilà le rôle de cette académie berbère tel qu'il se dessine. L'absence d'un standard pour le tamazight est souvent invoquée comme obstacle à la généralisation de son enseignement… C'est en effet ce qui se dit. Il faut pourtant savoir que toutes les langues connaissent le fait dialectal, l'arabe comme les autres, et que les standards et les normes ne tombent pas du ciel, même si certains le croient. C'est par divers processus historiques qu'une variété linguistique donnée s'impose comme «standard» ou devient une «norme» adoptée par une académie ou bien d'autres organismes. A la base, souvent, mais pas toujours, il y a un Etat central qui impose un dialecte comme standard de fait. Ces choses-là sont bien connues de par le monde. Ici, je voudrais plutôt appeler l'attention du lecteur sur le fait que la Constitution algérienne, a priori, exclut la standardisation du tamazight sur laquelle on glose dans les journaux. L'article 4 de la Constitution de 2016 dispose en effet que : «Tamazight est également langue nationale et officielle. L'Etat œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national.» On peut d'ailleurs s'interroger sur le souci et l'empressement du pouvoir qui a rédigé et promulgué cette Constitution à vouloir œuvrer à la promotion du tamazight dans «toutes ses variantes en usage sur le territoire national», tandis que des variantes linguistiques de l'arabe il n'en a cure. Dans le cas de l'arabe, aucune de «ses variantes en usage sur le territoire national» ne trouve grâce dans le texte de la Constitution puisqu'il leur est préféré – à toutes – la variante parlée (à quelques adaptations près) par les Koreichites, bien loin du territoire national, pour être déclarée comme «langue officielle de l'Etat». Notez bien, au passage, que dans toutes les Constitutions algériennes adoptées depuis 1962, l'arabe a toujours été «langue officielle de l'Etat,» ce qui n'est pas le cas, même dans la Constitution de 2016, pour la langue amazighe qui semble devoir encore attendre pour savoir de quel Etat elle est la langue officielle. Cette attention particulière portée aux variétés linguistiques du tamazight ne sert-elle pas précisément à alimenter les discours sur les blocages évoqués dans votre question ? Si nous revenons au débat de 1963 à l'Assemblée nationale sur la question des langues (sur ce sujet, le travail de Karim Ouares, professeur de linguistique à l'université de Mostaganem, est édifiant), il apparaît que ce qui constitue aujourd'hui un motif de blocage pour le tamazight ne l'a pas été pour l'arabe. Même le président de l'Assemblée nationale de l'époque, Ferhat Abbas, avait déclaré, à la tribune de cette Assemblée, son incapacité à tenir un discours en arabe classique. Cela n'a pas empêché l'arabe koreichi d'être adopté comme langue nationale et officielle de l'Etat algérien. Et qu'importe qu'il n'y eut pas d'Algériens pour enseigner cette langue, on les a fait venir en masse du Moyen-Orient. Vous voyez donc que quand il s'est agi d'arabiser le pays, que tous les dirigeants s'accordent aujourd'hui à dire amazigh, aucun problème n'a constitué un obstacle. Que dire de plus sur ce point ? Sinon qu'après la période de répression du tamazight, la nouvelle philosophie de la politique linguistique de l'Etat algérien peut se résumer comme suit : il y a un problème pour l'arabe, on le résout, quel qu'en soit le prix (et il a été élevé sur tous les plans). Il y a un problème pour le tamazight, on ne fait rien parce qu'il y a un problème. Dans le même ordre d'idées, il y a l'épineux problème de la transcription du tamazight qui, lui aussi, constitue un blocage… C'est l'exemple même du faux problème. Ceux qui ont voulu œuvrer au développement de la langue amazighe n'ont été bloqués par aucun problème de transcription. Il ne faut pas croire que les études amazighes partent de rien. Ce n'est pas le lieu pour entrer dans des détails techniques ici, mais je peux affirmer sans risque d'être démenti que cette question de transcription est réglée depuis longtemps. Au niveau scientifique, c'est une question close. On l'agite au niveau politique pour bloquer la légitime réhabilitation de tamazight qui n'a que trop tardé. Les options séparent deux groupes : ceux qui veulent aller de l'avant et ceux qui traînent les pieds et s'abritent derrière le choix non encore fait de la transcription à adopter. Aujourd'hui, dès son premier cours de tamazight (quand il lui est donné), l'élève de l'école primaire est confronté à trois alphabets distincts : le tifinagh, le latin et l'arabe. On ne saurait mieux faire pour dégoûter à vie l'élève de l'apprentissage de cette langue. Je voudrais citer un exemple qui est bien connu des Algériens. La Turquie. Ce pays a été à la tête d'un califat et sa langue, qui n'est pas l'arabe, a longtemps été écrite avec des caractères arabes. Au siècle dernier, ces caractères ont été abandonnés au profit des caractères latins. Le gouvernement turc actuel, tout islamiste qu'il est, ne semble pas vouloir revenir sur ce choix. C'est un exemple que les tenants de la graphie arabe pour le tamazight devraient méditer. Le Maroc a choisi l'alphabet amazigh et il avance avec le tifinagh. Il ne se pose pas tous les matins la question de la graphie en attendant Godot. Enfin, la question qui fâche : selon vous, quelle forme d'organisation politique de l'Etat est la plus adaptée pour régler ce problème ? Justement, votre question ne devrait pas fâcher. Elle appelle cependant des développements qui ne peuvent être apportés dans un tel espace. Donc, résumons. Si l'on veut la réhabilitation dans les faits sur tout le territoire national de la langue et l'identité amazighes, il faut se donner les moyens de l'Etat comme évoqués précédemment. Or, on est, pour l'instant, aux antipodes de cette situation. Il ne reste donc que le mode de la décentralisation pour régler le problème dans les régions où l'aspiration à l'amazighité a un ancrage populaire. Le spectre des propositions dans ce sens est très large. Sur cette question qui a été l'objet de toutes les manipulations, il faut un débat décrispé, car l'aliénation est encore profonde. Ces dernières années, malgré tout, l'on assiste à une ouverture des mentalités à l'amazighité longtemps combattue et diabolisée par le pouvoir. Cette ouverture est illustrée au sein même de la classe dirigeante. L'actuel Président, qui a signé l'officialisation de la langue amazighe, ne déclarait-il pas le 3 septembre 1999 à Tizi Ouzou : «Jamais tamazight ne sera langue officielle ?» De telles évolutions méritent d'être soutenues et encouragées. Il faut que l'ensemble des Algériens se persuadent d'une chose simple : ce n'est pas parce que nous ne sommes pas d'accord sur tout que nous sommes condamnés à nous faire la guerre. Le minimum est que chacun puisse vivre dans la dignité son identité et sa culture dans son pays. Il ne saurait y avoir deux catégories de citoyens, c'est-à-dire deux collèges.