Obéissant à son orgueil démesuré, un jour de septembre 1981, le président égyptien Anouar Sadate fit jeter en prison plus de 1600 intellectuels égyptiens. Un mois après, un groupe de militants islamistes, dans une opération minutieuse et déroutante à la fois, mit fin au « grand pharaon », sans pour autant parvenir à disloquer un régime militariste qui n'est pas sans rappeler celui des Mamelouks. En fait, le geste irraisonné de Sadate n'eut d'égal, par son caractère « fantasque », que celui commis par Hitler à l'encontre des intellectuels allemands. Les historiens évoquent encore le terrible autodafé, à Berlin, en mai 1933. Sadate aurait-il agi aussi inconsidérément s'il avait eu affaire à des intellectuels attachés organiquement à leur peuple ? La question s'applique à tous les régimes du monde arabe qui, d'une manière ou d'une autre, empruntent le mauvais chemin lorsqu'il s'agit des choses de l'esprit. En militaire et politicien au machiavélisme avéré, Sadate savait que la classe intellectuelle égyptienne se trouvait sur une rive et le peuple auquel elle était censée s'adresser, sur la rive opposée. En commettant l'impardonnable, il comptait davantage sur ses militaires embourgeoisés et sur les renseignements plutôt que sur son aura personnelle, faussement glanée avec la signature des accords de Camp David en 1978. Lui, qui avait tâté du journalisme et même du théâtre, pensait exploiter à son seul profit le hiatus entre l'intellectuel égyptien et le commun du peuple. Comme tous les dictateurs de nos jours, il savait pertinemment qu'il n'était pas César, c'est-à-dire, un militaire éclairé, encore moins Scipion l'Africain, vainqueur d'Hannibal et érudit hors pair, connu pour avoir introduit la culture grecque à Rome. Non, il n'était pas de cette trempe ! En revanche, les intellectuels égyptiens n'avaient rien de commun avec ce type de « militant organique » dont parlait le grand théoricien marxiste italien, Antonio Gramsci. La presse arabe qui se disait progressiste, l'on se souvient bien, n'eut de cesse de jeter l'anathème sur Sadate et sa politique. A l'en croire alors, le peuple d'Egypte allait tout bonnement sortir dans la rue pour revendiquer la libération des intellectuels. A son grand dam et celui des théoriciens et tenants arabes du gauchisme, rien de tel n'eut lieu. Au contraire, Sadate, qui n'était pas à sa première folie, crut avoir les coudées beaucoup plus franches qu'auparavant. Déjà, au début de sa gouvernance, il n'avait pas hésité à emprisonner une belle fournée de ces mêmes intellectuels, avec, à leur tête, Ali Sabri, son propre ami et l'un des officiers libres à l'origine de la Révolution de 1952. Son erreur fatale, de l'avis de tous les analystes, fut de s'acoquiner par la suite avec des intégristes qui, eux, l'attendaient au tournant. Est-ce à dire, cependant, que l'intellectuel, où qu'il soit dans le monde arabe, mènerait une vie à l'écart des grandes masses, des préoccupations de celles-ci ? A dire vrai, son propre statut dans le monde arabe mériterait d'être revu et corrigé sans cesse, car, il est souvent, surdimensionné à ses propres dépens. La grande masse, en proie aux inconséquences de l'analphabétisme, ne percevrait de lui, en vérité, que l'image d'un homme instruit tout court, un homme qui n'aurait rien de commun avec celui dont la mission essentielle est celle de produire des idées et de les mettre en application. De nos jours, un Jean Paul Sartre lui-même, celui du Quartier latin de mai 1968, aurait du mal à décrocher une petite place face aux gouvernants arabes, si attachés, par essence, à la perversion du sens et des signes. Un seul homme pour décider de l'avenir de tout un peuple ? C'est grotesque ! C'est ce qui nous fait dire, à la suite d'André Malraux, que parfois un gouvernant peut, d'un revers de main, tout détruire. Constat amer, certes, mais en attendant, cet intellectuel organique, dont le besoin se fait de plus en plus sentir, il faut le créer dans le système éducatif en premier lieu et dans les différents secteurs de la vie sociale.