« ...Ce long processus d'évolution de la sociologie porte incontestablement les marques d'un mouvement centrifuge qui a fini par éloigner la dernière des sciences sociales de sa vocation originelle. Dans le cas de la société algérienne comme sans doute celui de toutes les sociétés arabes dominées et/ou ex-dominées, le bilan de la sociologie paraît encore plus tranché puisqu'il s'agit bel et bien d'une sociologie qui n'a jamais recouvré sa vocation critique, c'est-à-dire qui n'a jamais existé... » L'observation lucide de Abdelkader Lakjaâ, introduite en guise de balise première de lecture de l'ouvrage collectif Sociologie et société en Algérie édité aux éditions Casbah, énonce la démarche. Elle sera résolument critique. Bâtie sur une observation concrète. Eloignée de toute forme d'atermoiement. L'œuvre, regroupée à partir des actes du colloque de sociologie organisé à Oran en mars 2002, insiste d'une manière générale sur les retards accumulés de cette science récente et montre, par des exemples concrets puisés dans le terrain, comment la sociologie a été phagocytée en Algérie par le politique à sa naissance. Minée par « le prêt à penser » que des plans et choix gouvernementaux lui ont confectionné, sans en référer aux principaux concernés, les enseignants. Chacun à sa manière, et selon son propre cheminement professionnel et scientifique, les intervenants au colloque (ils sont une vingtaine) insisteront longuement sur cette mainmise étouffante de la sphère idéologique et les dégâts occasionnés sur l'esprit critique de l'étudiant et du formateur réunis. Chez quelques conférenciers Les réformes universitaires, initiées par les régimes politiques qui se sont succédé au pouvoir en Algérie, sont « autopsiées » par le détail comme pour dire leur désaccord envers cette alliance contre nature qui a toujours sévi de manière quasi monopolistique, dans l'enseignement des sciences sociales en Algérie, notamment après 1971. Les enseignants-chercheurs reconnaissent pour leur part avoir été très souvent guidés par le prérequis et la culture d'importation. Les schémas d'enseignement qu'ils avaient suivi n'étaient pas toujours en phase avec les exigences scientifiques du moment. Une façon d'être et d'agir qui n'a pas aidé à la compréhension et « l'analyse adéquate » des grands bouleversements sociaux qui ont traversé le pays. Ils expliquent cependant ce manque de vigilance ou de perspicacité par la présence quasi permanente de « dogmes » (en clair ou en pointillés) imposés par l'idéologie dominante du pays dans ces divers soubresauts. L'autocritique est sereine, assumée avec conviction. Dans leur besoin de « savoir », les universitaires avancent également le fait que l'enseignement de la sociologie dans l'université algérienne n'a jamais constitué une priorité ni chez l'élite lettrée ni chez les bacheliers nouvellement inscrits en 1re année. Ils remarquent dans leur contribution que les étudiants qui optent pour la « socio » sont plus « orientés » dans « leur choix » que réellement motivés par la discipline. Cette tendance est étayée par des chiffres têtus comme le sont les programmes d'enseignement obsolètes qu'on continue d'inculquer aux générations de demandeurs de diplômes. Une tendance dévalorisante qui ne plaidera pas, on s'en doute, pour l'amélioration des performances scientifiques dans les matières dispensées en sciences sociales. Les auteurs de ce livre, écrit dans les deux langues (arabe français), prennent cependant la précaution de dire que ce déphasage a d'autres origines. Elles sont historiques, civilisationnelles, morales et ne concernent pas uniquement l'université algérienne. Cette dernière n'est pas pour autant dédouanée. Sa responsabilité dans « l'échec » est entière et il y a dans les interventions un consensus partagé, tangible, autour de ce constat d'inaptitude. Ils tentent malgré tout d'ouvrir quelques sillons, certes de façon parcellaire (empirique pour employer leur langage) évoquant la relative « jeunesse » de cette science, chez nous et le reste des pays... qui ressemblent à l'Algérie. Cette œuvre collective en constitue un jalon. Un précieux jalon qu'il s'agit d'approfondir pour que la science triomphe face à tous les obscurantismes... politiques et autres paresses intellectuelles. Sociologie et société en Algérie. Casbah éditions. 2004