Mardi, j'ai marché dans Alger. Le soleil était parfait. La petite bise fraîche, parfaite. Parfait aussi le bleu du ciel. Temps hollywoodien, c'est-à-dire parfaitement méditerranéen. J'ai traversé plusieurs avenues, rues et escaliers, ne perdant rien du spectacle. J'ai contemplé la baie et ses nuées de mouettes dans les interstices des immeubles. J'ai vu, tous splendides, ses femmes, ses enfants et ses hommes. A grand goulot, j'ai bu la lumière inouïe de la ville, me gorgeant des images de la vie. Alger était plus belle qu'elle-même, ce qui n'est pas peu dire. Heureusement d'ailleurs, car j'allais nulle part. Mais je ne marchais pas pour rien. Je marchais pour Sid Ali Melouah qui ne verra plus jamais cela. Et je voulais que cette promenade soit la sienne, que mes yeux soient un peu le support du regard de son âme. Mes yeux et mes oreilles car, au passage, je captais aussi des bribes de discussion. Cette femme en hidjab se plaignant à une autre : « L'infirmier n'a pas voulu faire la ponction à mon fils ! » Ce quadragénaire affirmant fort, à un collègue sans doute : « Eh bien, moi, je lui parlerai, au directeur général ! » Ce jeune homme empressé auprès d'une donzelle : « Alors jeudi, d'accord ? » Ce graffiti sur un mur de lycée « Djallal = Maffia ». Le tourbillon du quotidien, splendide et dérisoire. Bref, ce que Sid Ali aimait par-dessus tout, observateur à la fois tendre et caustique de la société et rêveur fantasque, capable de mêler la légende de Tin Hinan à la secte des assassins dans un raccourci fulgurant entre le Hoggar et la mer Caspienne. Je marchais pour lui et je voyais s'étaler devant moi une magnifique bande dessinée combinant beautés et laideurs. Je pensais combien il détestait l'expression « Bled Mickey », non pas pour ce qu'elle signifie, mais parce qu'elle comporte un personnage de Walt Disney plutôt que celui d'un des dessinateurs algériens, dont lui, qui avaient créé une école de BD et de caricature unique dans le monde arabe et musulman. On aura beau me dire que les médecins de l'hôpital de Créteil sont compétents, qu'il avait déjà par deux fois était sauvé in extremis, portant un appareil de science-fiction dans le cœur, rien ne m'ôtera de l'idée qu'il est parti parce qu'il ne supportait plus l'exil, son errance près de la Place d'Italie où il vivait, ce sentiment d'étrangeté et d'inutilité qui l'habitaient de plus en plus, la coupure terrible de ses racines dont j'avais encore ses dignes mots en mémoire. Mardi, j'ai marché pour lui dans Alger. Selon l'organisateur, la manifestation a mobilisé un marcheur. Selon les services de sécurité, aucun. Mais c'était parce qu'aucune information n'avait été diffusée. Sinon j'aurais été des milliers.