Mme Mary Hudson marche d'un bon pas dans les rues de Londres. Il s'agit d'une promenade obligatoire, recommandée par son médecin traitant. «Ma chère, lui a-t-il dit, il ne faut pas grossir. Votre c?ur ne le supporterait pas. Surveillez votre ligne et marchez. La marche est excellente dans votre état !» L'état de Mary Hudson peut se résumer en quelques mots : cardiaque, un peu trop ronde, veuve, riche et remariée, depuis deux ans, à un séducteur de douze ans son cadet. Pour toutes ces raisons, y compris la dernière, elle marche donc d'un bon pas dans les rues de Londres, chaque après-midi, espérant conserver la ligne, son jeune mari et un c?ur en bon état de fonctionnement. Londres au printemps, ce jour d'avril 1910, est un délice de brouillard léger et de soleil timide. Lorsqu'il fait beau à Londres, disent les Anglais, il n'est pas de plus belle ville au monde. Mme Hudson s'engage dans une rue charmante, bordée de pavillons particuliers et de pensions de famille avec petits jardins : Walsall Place. Elle marche sur le trottoir de gauche, c'est important, car toute l'histoire repose sur le seul fait que Mary Hudson emprunte cette rue-là, sur ce trottoir-là. Hasard ? Destin ? Vengeance divine ? Mary Hudson ne se doute pas qu'elle est l'instrument de la vérité, l'extraordinaire coïncidence qui va mettre à bas l'échafaudage parfait d'un crime. Devant le n°3, elle ralentit le pas ; devant le n°5, elle est pâle et titube légèrement... Elle pourrait tomber là, devant le n°5, et rien n'arriverait. Mais la mécanique défaillante de son c?ur essoufflé ne cède pas encore. Un pas, deux pas, cinq pas. Mary a dépassé le n°5 et s'écroule, victime d'une crise cardiaque, exactement devant le n°7 de Walsall Place. Il y avait une chance sur des milliards, la voici : le n°7 de Walsall Place est un meublé, dont la propriétaire, Mme Sidwell, est une brave femme, curieuse et dévouée. Elle se précipite sur le corps de l'inconnue tombée devant sa porte, la relève, lui offre le repos de sa maison et de son divan, lui offre un verre d'eau pour avaler sa pilule et ses services : «Voulez-vous prévenir quelqu'un ? Votre médecin ? Ou quelqu'un de votre famille ? ? Mon mari, s'il vous plaît ! Je voudrais rentrer chez moi.» D'une main faible, Mary Hudson rédige le texte d'un télégramme. «Nouvelle crise. Ne t'alarme pas. Je vais mieux. Viens me chercher, n°7 Walsall Place. Mary.» Cette fois, la machine à démonter les crimes parfaits est en route. Rien ne pourra plus l'arrêter. Dans sa très belle maison d'un quartier chic de Londres, M. Hudson, George de son prénom, fait la sieste près d'un verre de cognac français, à proximité d'une assiette de petits gâteaux et non loin d'un feu de bois réconfortant. George n'a pas l'air malheureux. Voici deux ans qu'il mène cette vie de pacha, aux frais de son épouse, sans travailler le moins du monde. Trente ans, long et mince, visage régulier, lèvres bien dessinées. Il dort du sommeil du juste et il a l'air d'un brave jeune homme. Le domestique qui l'éveille lui rend son vrai visage en une seconde. Ce sont les yeux qui paraissent méchants. D'un bleu métallique, ils donnent à tout le visage une ombre curieuse, voilant les traits presque parfaits d'une dureté gênante. La voix aussi est dure et le ton peu amène. «Qu'est-ce que c'est ? J'ai dit qu'on ne me dérange pas ! ? Pardonnez-moi monsieur, mais ce télégramme vient d'arriver, il est marqué urgent, un porteur l'a apporté jusqu'ici. J'ai cru bien faire.» Un télégramme ? A lui, George Hudson ? C'est étonnant. Il ne travaille pas et ne fréquente pratiquement personne. L'intégralité de son temps étant consacré à vivre une paresse délicieuse et bien gagnée, selon lui. (à suivre...)