Quelle belle expérience que celle de pouvoir remonter le temps et plonger dans un autre espace-temps, voir et toucher une réalité autre et différente de celle que nous vivons de nos jours. Vous devez vous dire, c'est là une belle chimère qui est loin de devenir réalité. Et pourtant, nous en fîmes bel et bien l'expérience et le résultat n'en a été que grandiose. Il ne s'agissait pas pour nous de chercher une quelconque porte cosmique, ou une machine à remonter le temps. Que nenni, il suffisait de prendre un billet d'avion, traverser mers et continents, pour atteindre la porte de l'Arctique, le pays du renne et des fjords, la Finlande, et franchir plus précisément la capitale Helsinki où se trouve Suomenlinna, l'île- forteresse, gardienne de la mer Baltique au passé toujours vivace. Durant notre court séjour à Helsinki, nous prîmes connaissance de l'existence d'une île forteresse baptisée Suomenlinna « la forteresse de la Finlande » qui attire la curiosité de tous les touristes. Tout comme Gibraltar dans la mer Méditerranée, Suomenlinna est une île qui constituait par le passé un parfait paravent contre les attaques et incursions ennemies de toute nature. Le royaume de Suède auquel appartenait la Finlande avait fortifié cette île pour repousser les appétits de conquête russes. Nul besoin d'imploration ou d'invitation pour nous y rendre. Acheter un ticket, s'engouffrer dans la foule de touristes pour prendre place sur le pont du bateau et le tour est joué, l'appel de Suomenlinna se fait encore plus pressant. La virée par bateau offre déjà une agréable vue d'ensemble sur Helsinki, cette captivante ville ou nature rime parfaitement avec urbanisation. Il nous était difficile de décrocher le regard de cet ensemble urbanistique aux parfaits atours qui se fond dans une nature prédominante, sans aucun rapport de force. Comme dans une union réussie, l'espace bâti ne cherche pas à prendre le pas sur ce dont la nature a généreusement gratifié ce pays, le plus boisé d'Europe. Et la nature semble presque accommodée ou même satisfaite de se voir parée de belles architectures, telle une belle mariée scandinave ornée de bijoux. La courte traversée en mer sous les cris des mouettes, invitant à admirer un bel assortiment d'îlots parsemés de bicoques et autres chalets en bois, nous plonge dans une rêverie à la douce saveur marine. Nous fûmes arrachés à notre exercice contemplatif par un coup de sifflet annonçant notre accostage sur une des rives de Suomenlinna. Dès l'abordage, l'odeur du passé de l'île est grandiloquente. Nous mîmes un pas ferme et résolu dans cet espace-temps resté intact et indélébile au fil des siècles. Le tableau est tel que nous eûmes la sensation de rentrer dans un décor de film cinématographique relatant une épopée historique. Pourtant, il ne s'agit nullement d'un décor ; nous sommes bien dans un monde réel qui est resté figée dans le temps. Les murs, les allées, les bâtisses, les pavés, tout est œuvre d'antiquité. Un petit tour dans l'histoire Durant toute son histoire, la Finlande avait été considérée comme un tampon pour la Suède contre la Russie. Au XVIIIe siècle, le flanc russe de la frontière finlandaise se trouva menacé par l'édification de la ville de Saint-Pétersbourg, ce qui hâtera la décision suédoise de construire un rempart inviolable pour ses troupes au niveau de la frontière orientale russo-finlandaise. En 1748, le lieutenant-colonel Augustin Ehrensvärd avait été chargé de prendre à bras-le-corps le projet de fortification des frontières en construisant la forteresse de Sveaborg, devenu à l'indépendance de la Finlande Suomenlinna. Soldats du rang, troupes recrutées d'artisans et de prisonniers, toute l'armée suédoise se mit en mouvement pour rendre effectif le projet. Le fort bastionné que devait être Sveaborg devint, au fil des années que dura le chantier, la place forte des forces marines et terrestres. Le site qui servait de garnison de matériel militaire devait contenir 1800 hommes en temps de paix et pouvoir tenir en cas de guerre. A la fin de la domination suédoise, Sveaborg est arrivé à contenir 7860 hommes, dont 2440 dans des locaux résistants aux bombes. En été, l'île était une forteresse navale et, en hiver, la mer gelée, elle devenait une forteresse terrestre. En cas d'éventuelle menace d'hostilité, on procédait en brisant la glace autour des îles afin de constituer de larges fissures empêchant l'ennemi de les atteindre. Cette aptitude à repousser les attaques fit valoir à Sveaborg d'être comparé par le comte italien Ostario de Greio au détroit de Gibraltar. Ce nom lui sied tellement qu'on l'appela Gibraltar du Nord. Mais sa réputation ne put résister à l'insistante convoitise russe. Sveaborg et son artillerie passa sous domination russe en 1808. Déclarée forteresse de 1re classe, elle devint un port militaire de la flotte baltique russe et aura pour nouvelle mission de devenir le rempart de défense de la ville de Saint-Pétersbourg. A l'indépendance de la Finlande proclamée le 6 décembre 1917, la Russie mit fin à plus d'un siècle de domination. Les premiers mois d'indépendance de la Finlande ne furent pas sans heurts. Une guerre civile éclata et Sveaborg devenu Suomenlinna fut transformé en camp pour enfermer les prisonniers rouges. Pas moins de 8500 détenus y furent incarcérés, dont certains exécutés, et d'autres périrent suite à des maladies ou à la famine. Les conditions effroyables de détention provoquèrent la décision de fermeture du camp en 1919 et l'armée finlandaise y fit installer un chantier naval. Rencontre avec un passé toujours présent Au fur et à mesure que nos pas s'enlisèrent dans les ruelles pavées de ce village insulaire, l'envie de découverte se fait plus marquante. Tout renvoi au passé, la charge historique de ce quartier est telle que l'on se risquerait à croire que les lieux sont toujours habités par ces soldats d'abord suédois puis russes, venus en nombre peupler cette Venise du Nord et y semer tantôt la guerre, tantôt une paisible vie citadine où se côtoyait une communauté urbaine qui jouissait des plaisirs d'une vie culturelle des plus riches, rappelant la bourgeoise Stockholm ou l'imposante Moscou. Il faut dire que le travail de restauration que s'attelle à perpétuer l'administration finlandaise fait que le visiteur se trouve nez à nez avec un site d'une authenticité déconcertante. La forteresse de Suomenlinna, qui est un trésor culturel et une pure merveille, est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco comme œuvre architecturale militaire européenne à conserver pour les générations futures. Conservant à la fois des traces de la présence suédoise, puis russe, puis finlandaise, Suomenlinna a cette particularité de ramasser trois époques historiques dans un seul lieu. Elle offre aux visiteurs un voyage initiatique au cœur de l'Europe d'il y a trois, deux puis un siècle. Nos premiers pas dans cette cité maritime nous font découvrir cette omniprésence du granit gris qui entoure la forteresse, assorti à la brique qui fonde les habitations. La Grand Place qui regroupe les habitations les plus luxueuses, dont celle du lieutenant-colonel Ehrensvärd, est un vrai bijou architectural qui renvoie à une joie de vivre certaine dans les sporadiques temps de paix de jadis. Eglise, école, manoirs, gentilhommière, parc et promenade, tout semble avoir été fait pour transcender la vocation première du fort qui était foncièrement militaire. L'arrivée des femmes et des enfants des soldats a jeté un air de gaieté sur l'île qui prit les couleurs de la vie. La présence, toutefois, de l'ancienne caserne et les traces de l'ancien camp de détention renvoient à une dure réalité traduite par le sombre crépi qui couvre les grandes murailles des austères abris militaires. Vous ne pouvez empêcher votre imaginaire de voguer jusqu'au débarcadère du XVIIIe siècle et voir ces centaines de prisonniers et vagabonds sortir des cales des navires pour rejoindre le peloton des bâtisseurs de la forteresse. Jaillissant d'abord de la tragique visée expansionniste des puissants, Suomenlinna, qui a vu passer sur son sol des milliers de troupes armées, est devenue par la force du temps un lieu de brassage et de rencontre. Aujourd'hui, quartier de la ville d'Helsinki, la forteresse de Finlande abrite 900 habitants. Même si elle est arrivée à troquer sa vocation militaire contre un paisible village touristique, Suomenlinna garde encore l'empreinte de la petite ville de garnison qu'Augustin Ehrensvärd a su concevoir pour le royaume de Suède. En témoigne encore le monument funéraire abritant le caveau du bâtisseur de l'archipel, orné de proues, du bouclier, de l'épée et du casque de bronze ; une armure digne des chevaliers de la table ronde.