Entretien passionnant avec le chercheur et écrivain Bruno Doucey. Voyage à travers dunes et histoire. Découvertes aussi. Un ouvrage de 1300 pages, une somme phénoménale d'informations et d'études diverses concernant d'innombrables peuples vivant sur le tiers des terres émergées. Comment travaille-t-on sur un domaine si vaste ? D'abord, on ne travaille pas seul. Ce livre est le fruit d'un travail collectif. J'ai réuni pour un voyage éditorial inédit des gens qui n'ont pas l'habitude de travailler ensemble : scientifiques, philosophes, théologiens des trois grands monothéismes, peintres, historiens, écrivains, un ethnologue, un éthologue (spécialiste du comportement animal), un ethno-botaniste, bref, un travail collectif. Je tiens à leur rendre tous hommage. Nous avons écrit ce livre à peu près en trois ans, mais c'est pour moi l'aboutissement d'une vingtaine d'années de recherche. Lorsque j'étais étudiant, je rêvais de rédiger une thèse de doctorat sur la symbolique du désert dans la littérature. Je n'ai pas mené à bout ce projet. Mais, vingt ans plus tard, quand on m'a proposé de prendre la direction d'un livre sur les déserts, j'ai aussitôt exhumé ce vieux projet. Je me suis rendu compte qu'en 20 ou 25 ans, nombre de chercheurs avaient abordé cette question et que le projet avait déjà été un peu défloré. Alors, pourquoi ne pas envisager une expérience complètement inédite : élargir de manière un peu vertigineuse le champ et, en 1000 à 1500 pages, aborder de façon transversale, pluridisciplinaire un livre qui répondrait à toutes les questions qu'on peut se poser sur le désert ? Comment peut-on présenter, non pas le désert mais les déserts ? Très vaste question ! Il n'existe pas en effet un désert mais des déserts répartis en écharpe sur les deux Tropiques. Toute la planète et les cinq continents sont concernés par la désertification. A cela, s'ajoutent les deux pôles si l'on veut bien admettre que les contrées glacées sont aussi des déserts. Il était indispensable de commencer par une typologie des déserts en tentant de voir comment ils se positionnaient géographiquement et à quel type ils appartenaient. On distingue les déserts côtiers, les déserts continentaux, les déserts de glace mais aussi les déserts de montagne. J'ai tenu à ce que ce livre soit en partie consacré à ce dernier type car, finalement, une grande partie, par exemple du Sahara, est constituée de montagnes (Hoggar, Aïr, etc.). Et même dans les régions non désertiques, en France par exemple, dans les Alpes ou les Pyrénées, passé 3000 m, il n'y a plus d'adaptation végétale ou animale. J'ai tenu aussi à rappeler qu'il existait au fond deux déserts : un désert géographique, extérieur à l'homme, repérable sur un atlas, et un désert symbolique, intérieur, qui est celui, dirais-je, des poètes, des fous d'absolus, des chercheurs de liberté et de tous les êtres épris de spiritualité. En fait, les déserts n'ont jamais été totalement déserts. Qu'est-ce qui a poussé des communautés à subir des conditions parfois extrêmes ? Oui, on pourrait même dire qu'est-ce qui pousse des Occidentaux nantis, à aller mettre leur confort en jeu dans les terres, parfois les plus inhospitalières de la planète ? Qu'est-ce qui pousse ces individus à traverser des espaces apparemment stériles à 200 km/h, au volant d'un monstre des sables ? Qu'est ce qui pousse un sportif à y courir, parfois au risque de sa vie ? Peut-être que du point de vue occidental, le désert est le contrepoids du progrès. L'homme occidental y chercherait ce que la civilisation et la technologie ont cessé de lui offrir. Retrouver dans ce vide apparent, une plénitude. Ou, dans ce silence, une parole qui irrigue comme une nourriture spirituelle pour des êtres un peu déboussolés, privés de repères fondamentaux. Le désert est lieu d'une errance mais d'une errance qui recentre et ramène l'être humain à ce qu'il y a de plus élémentaire sur cette planète. Cela est valable pour ceux qui cherchent la spiritualité ou des réponses philosophiques. Mais, que dire des millions de personnes qui y vivent dans un dénuement total ? Ces régions n'ont pas toujours été désertiques. Il y a des traces multiples d'un Sahara lacustre (gravures, peintures rupestres…), qui témoignent d'un passé verdoyant. Sans aller dans la nuit des temps, on peut citer l'expérience du poète d'origine tchadienne, Nimrod. Il a maintenant une petite cinquantaine d'années, et est probablement l'une des très grandes plumes d'Afrique. Après une enfance à N'Djamena où il a connu une terre verdoyante, il a connu les grandes sécheresses au Sahel à partir des années 70. Les paysages se sont, en une quinzaine d'années, complètement transformés, entraînant l'exil de populations. Il y a d'autres raisons à cela, notamment les guerres, mais ceux qui restent sont poussés à des trésors d'ingéniosité pour s'adapter à ces nouvelles conditions climatiques et donc de vie. Les peuples du désert n'ont pas toujours connu des conditions extrêmes mais ils ont su développer des stratégies d'adaptation extraordinaires. Rien n'est plus impressionnant par exemple que de suivre un guide targui dans le désert. On est impressionné par sa connaissance du milieu et sa capacité à lire toute trace, comme on peut lire un livre. Je ne suis pas certain que ces peuples aient choisi des conditions extrêmes. En revanche, ils s'y sont adaptés, ceci est incontestable. Les Apaches et les Indiens Pueblo d'Amérique sont en train de disparaître. Est-ce que les civilisations des déserts, puissantes comme celle des pharaons, ou d'autres, plus récentes, à rayonnement régional comme celle du Soudan occidental, sont vouées au même sort ? Difficile de ne pas être un peu pessimiste. Les civilisations comme les êtres humains sont mortelles. Et nous assistons effectivement à l'extinction de peuples qui ont développé des civilisations tout à fait originales. J'évoquais, il y a un instant, le monde targui. Il est aujourd'hui dramatiquement divisé par ces frontières africaines coupées au cordeau. Ils se retrouvent dans cinq pays au minimum. Voilà un peuple complètement divisé et qui ne peut pas retrouver son unité. On objectera que ce peuple puise son unité sur le plan linguistique en parlant la même langue ; ce qui n'est pas tout à fait vrai puisque par exemple en Libye, les Touareg sont presque exclusivement arabophones. Donc, il y a là des conditions préjudiciables à la pérennité d'une civilisation. Si on devait prendre un autre exemple, cette fois en Afrique du Sud, dans le désert du Kalahari, les Bushmen, qui depuis plusieurs milliers d'années ont développé une civilisation extraordinaire, sont menacés par l'exploitation du sous-sol de leur pays où l'on a découvert des diamants. Ils sont également menacés par les grandes firmes étrangères qui achètent à coup de millions de dollars les brevets d'exploitation d'un petit cactus crédité de vertus exceptionnelles. On dit qu'il s'agit d'un viagra vert, donc d'un stimulant sexuel naturel, qui permettrait en sus de lutter contre l'obésité. Devant cet espèce de cynisme planétaire, on peut se demander ce qu'il adviendra d'eux face à des empires économiques qui ne connaissent d'autre loi que le profit. Des dirigeants politiques exploitent les fabuleuses richesses des déserts en laissant les populations locales dans l'indigence. Quels commentaires vous inspirent ces injustices ? En abordant ce très gros chantier du Livre des déserts, j'ai eu le souci de me tenir à distance raisonnable de deux écueils majeurs et très antinomiques. Le premier, c'était la vision extasiée d'un Sahara exotique, magnifiée par la littérature orientalistes coloniale. Il faut se méfier de ces clichés, de même qu'il faut se méfier de la vision de populations exsangues, épuisées par un nomadisme incessant, ne parvenant pas à faire paître leurs bêtes, frappées par les pires guerres tribales et par les maladies les plus épouvantables de la planète. Il faut se situer à mi-chemin de ces deux visions fausses. J'ai donc essayé de suivre une ligne de crête entre ces deux écueils. On ne peut y réfléchir sans prendre aussitôt conscience du caractère planétaire de problèmes dont la complexité dépasse les prérogatives de tel ou tel Etat ou organisme. La question de la désertification est aujourd'hui planétaire et majeure, et je me réjouis de voir par exemple que l'Algérie a pris aujourd'hui l'initiative de la Fondation Déserts du Monde. Je formule le vœu que ce soit là un lieu de rencontre de recherche et d'expérimentation, notamment pour lutter contre la désertification. C'est une question primordiale que les Européens prennent conscience que ce qui touche certains peuples est probablement ce qu'ils vivront demain. Que va-t-il se passer s'il n'y a pas de solutions aux problèmes de régions comme le Sahel où l'environnement déjà fragilisé ne peut plus supporter la démographie ? Oui, c'est bien cela. Avec l'afflux de personnes fuyant la misère, il est impératif que les Etats prennent des mesures draconiennes contre la désertification. L'une de ces mesures consiste à sauvegarder les zones pastorales dans le Sahel. On voit bien ce qui s'est passé dans certaines régions du monde lorsque les nomades — pas toujours à cause de la désertification — quittent leurs territoires : afflux de population dans les villes qui ne peuvent accueillir ces flots de gens, problèmes sociaux de tout genre, épuisement extrêmement rapide des matières premières... Commence alors une fuite en avant qui ne peut aboutir qu'à des crises comme celles que l'on vit actuellement. L'Unesco a ouvert, il y a plus de 40 ans le dossier des zones arides. Quel bilan peut-on dresser aujourd'hui de son action ? C'est une question difficile qui, honnêtement, dépasse mon rayon de compétence. Je ne suis pas à proprement parler spécialiste de la désertification. Je constate que les organisations onusiennes ont probablement une avance considérable en termes de réflexion, et peut-être même de mises en œuvre des projets sur les prises de conscience internationale et populaire. Un certain nombre de programmes ont été mis en application et je crois que c'est le cas en Algérie, parfois contre l'accord des populations locales, sans concertation, voire de façon autoritaire. Ces expériences n'ont pas alors été vouées à une grande réussite. Je ne pense pas que ce soit les pays développés qui puissent apporter les bonnes solutions. Il faut impérativement préserver les espaces de vie, notamment les oasis et leur écosystème, si on ne veut pas que le désert gagne davantage. De très nombreuses espèces animales et végétales sont menacées d'extinction. Quel goût auront les envolées des poètes lorsque l'ours polaire ne hantera plus la banquise ou que le fennec ne visitera plus au petit matin les colonies d'escargots ? Oui, certaines espèces ont déjà disparu de la Terre. Par exemple, qu'est-il advenu des troupeaux d'autruches en liberté dans le désert du Niger, dans les années 70 ? Chassées par des hommes armés de carabines, au volant de puissants 4X4 et parfois même d'hélicoptères ! L'addax, qui survit encore dans son sanctuaire, le Ténéré, au nord du Niger, aujourd'hui une région préservée, était menacé d'une totale disparition. Il n'a dû sa survie qu'à cette initiative internationale. C'est pourtant un animal aux capacités extraordinaires, une des plus grandes antilopes de la planète qui peut passer sa vie entière sans rencontrer un arbre et sans boire une goutte d'eau ! Ceci en transformant avec ses naseaux l'air chaud en humidité ! Ce sont des merveilles extraordinaires de la nature. L'Arbre du Ténéré, ce petit acacia qu'un camion libyen a brisé en y arrêtant sa course, je crois en 1976, était vieux de deux mille ans. Présence rabougrie en surface, mais quelle vitalité dans la profondeur avec ses racines qui allaient chercher l'eau à 40 mètres de profondeur ! Il faut évidemment tout faire aujourd'hui pour que la poésie lyrique ne devienne pas le chant des désespérés.