Avec l'insurrection déclenchée le 1er novembre 1954 par le Front de libération nationale (FLN) sur le sol algérien, la question nationale algérienne n'en venait pas seulement au stade de la lutte armée. Elle changeait également, radicalement, de terrain et de mode d'organisation, d'acteurs et de base sociale. L'émigration, un terreau pour la question nationale algérienne Jusqu'en 1945, voire dans une large mesure jusqu'en 1954, la cause nationale avait pris en effet la métropole (selon la dénomination de l'époque) pour terrain essentiel, si ce n'est exclusif ; l'émigration constituait sa base la plus active. Le Mouvement national y avait pris sa source, dès l'entre-deux-guerres, au sein de l'Etoile nord-africaine (ENA), puis du Parti du peuple algérien (PPA) ; ses militants s'y étaient forgés et formés dans les milieux ouvriers, dans ou au contact des organisations communiste et trotskyste. Après la Seconde Guerre mondiale, nombreux encore avaient été les membres du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), cadres ou militants de base, à fuir la spirale répressive inaugurée par la répression des manifestations du Constantinois, le 8 mai 1945, et poursuivie par les vagues d'arrestations consécutives aux élections municipales de 1947 qui avaient vu triompher les listes du MTLD. Ces cadres et militants venaient ainsi grossir les rangs d'une émigration qui avait repris de plus belle après la parenthèse du conflit : dès 1946, on comptait environ 50 000 Algériens en France métropolitaine ; huit ans plus tard, en 1954, ils étaient près de 212 000 à y vivre et y travailler pour des durées de plus en plus longues, notamment en région parisienne - point d'aboutissement pour nombre d'itinéraires migratoires. Bien que fortement touchés par le chômage en dépit de leur statut de main-d'œuvre nationale (réaffirmé par un décret de juillet 1949), ceux que le ministère du Travail dénombrait alors sous la catégorie « Nord-Africains » trouvaient à s'embaucher sur les chantiers du bâtiment et dans les usines métallurgiques, particulièrement automobiles, au premier rang desquelles celles de Renault, à Boulogne-Billancourt. Mouvement national, organisations syndicales : des lieux de formation militante Dans le cadre même de ce travail ouvrier, nombre d'entre eux se forgeaient une expérience et se formaient aux responsabilités militantes en s'impliquant dans les structures syndicales, au premier rang desquelles celles de la CGT. Une implication rendue d'autant plus facile que la centrale syndicale avait renoué, en 1950, avec la stratégie dite de classe contre classe et, à l'échelle internationale, avec un anti-impérialisme qui incluait les revendications d'indépendance des peuples colonisés, puis avait noué des contacts étroits avec le MTLD. Dès 1951, le MTLD incitait fortement les Algériens à militer au sein de la CGT - avec succès puisque ceux-ci étaient généralement syndiqués, et syndiqués à la CGT, dans une proportion plus grande que les Français en métropole. Nombre d'ouvriers algériens figuraient également sur les listes CGT aux élections des délégués du personnel. Le syndicat leur offrait aussi la possibilité de se former au sein de ses écoles de cadres, apparaissant donc, à plus d'un titre, comme une école militante pour nombre d'Algériens dans l'émigration. La participation de ces derniers aux grèves et manifestations de rue dans les premières années 1950 témoignent, elle aussi, de leur double inscription organisationnelle - au sein de la CGT et du MTLD pour la majorité, de la CGT et du Parti communiste français (PCF) pour une minorité. A partir de 1951, chaque manifestation ouvrière ou populaire, notamment le 1er Mai, comptait un cortège MTLD, d'abord au sein des cortèges CGT (en 1951 et 1952), puis distinct de ceux-ci (après que les états-majors des deux organisations eurent pris leurs distances en 1953), dont les banderoles portaient des mots d'ordre témoignant tout à la fois des revendications sociales de l'émigration (« Exigeons le droit d'apprendre un métier ») et de la prégnance de la question nationale algérienne et plus largement nord-africaine en son sein (« Libération des colonies, c'est la paix » ou « L'Algérie aux Algériens »). Dans les usines mêmes, dès le début des années 1950, des ouvriers algériens participaient, au nom du MTLD, à des grèves lancées par la CGT (comme le 12 février 1952 « Contre le fascisme, pour les libertés » et « La cessation immédiate de la répression sanglante contre le peuple tunisien ») ou en organisaient à l'appel du MTLD (le 23 mai 1952, « Pour la libération de Messali Hadj et contre la répression en Algérie »). Le déclenchement de l'insurrection, plus encore que les tensions qui se firent jour entre la CGT (à l'échelon confédéral) et le MTLD en 1952, ou que la crise qui secoua le MTLD en 1953-1954, mit de facto un terme à ces phénomènes de double appartenance affichée. Les usines allaient cependant demeurer des espaces de mobilisation pour l'émigration, voire devenir des lieux de la lutte de Libération. L'usine, lieu de la lutte de libération Dans l'émigration, le 1er Novembre 1954 produisit surprise et désorganisation. Désorganisation, car les militants du MTLD, dissous dès le 4 novembre par le gouvernement dirigé par Pierre-Mendès France, se retrouvaient, un temps, sans organisation et voyaient s'abattre sur eux la répression ; surprise pour la large masse des Algériens en métropole devant la soudaine émergence d'un FLN inconnu. Celui-ci allait cependant, dès 1955, prendre pied en métropole et gagner l'adhésion des émigrés entre 1956 et 1958, souvent dans une lutte fratricide avec le Mouvement national algérien (MNA) fondé par Messali Hadj en décembre 1954. Le rôle assigné à l'émigration s'en trouva radicalement modifié. D'avant-garde d'une conscience nationale algérienne qu'ils étaient, les émigrés allaient en effet se voir conférer, par le FLN, un statut de force d'appoint dans l'organisation de la lutte de Libération, chargés dans leur grande masse de concourir à la cause en en assurant le financement. On aurait cependant tort de penser que leur rôle s'est cantonné, toujours et partout, à ce cadre général. Certes, l'organisation clandestine du FLN en métropole prenait pour base de quadrillage les quartiers d'habitation. Pour autant, les bidonvilles, les « garnis » ou les foyers n'étaient pas les seuls lieux où s'organisait la lutte de Libération. Bien avant celle du 17 octobre 1961, les premières manifestations publiques d'une adhésion de l'émigration à la cause de l'indépendance, d'une part, et au FLN, d'autre part, prirent pour terrain les usines sous la forme de grèves appelées par le FLN le 5 juillet 1956, du 28 janvier au 3 février 1957 et le 5 juillet 1957. La presse de l'époque, militante ou à gros tirage, comme les archives de certaines entreprises métropolitaines, témoignent du succès de ces grèves, massivement suivies. Bien plus, sur le terrain de la lutte clandestine, l'exemple des usines Renault à Boulogne-Billancourt, certes singulier mais ô combien emblématique, témoigne d'une double structuration. Il montre, plus largement, que les usines de métropole ne furent pas seulement une couverture pour tous ceux qui, recherchés en Algérie, venaient un temps s'y faire oublier, ou plus généralement se prémunir des contrôles en attestant d'un emploi et en se fondant ainsi dans la masse des émigrés, ouvriers ; mais bel et bien des lieux de la lutte de Libération, y compris dans sa forme clandestine, et les ouvriers algériens des acteurs engagés. La création, en février 1957, d'une Amicale générale des travailleurs algériens (AGTA) en France, en témoigne à plus large échelle : expression ouvrière de la Fédération de France du FLN, elle s'implanta sur l'ensemble du territoire métropolitain sous la forme de Conseils d'entreprise, publia un journal (L'Ouvrier algérien en France) et servit de paravent et de relais à la lutte de Libération nationale dans l'espace des usines jusqu'en 1962, particulièrement dans sa phase clandestine (parce qu'interdite) à compter de l'ouverture, en août 1958, d'un (éphémère) second front de la lutte armée en métropole. Ainsi, ce fut aussi via l'Amicale que fut organisée la manifestation du 17 octobre 1961, ultime manifestation publique de cette lutte en métropole. Sur le plan de l'action comme de l'organisation, la part - active -que prit l'émigration ouvrière à la lutte de Libération témoigne, si besoin était, que celle-ci fut l'œuvre d'acteurs divers - une diversité qui dit la richesse de l'histoire, à multiples facettes, de la marche de l'Algérie vers l'indépendance. Par Laure Pitti (*) (*) Docteur et historienne chargée de cours à l'université d'Evry. Chercheuse associée à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP)