Cinquante ans après le déclenchement de la lutte de Libération, au regard des épreuves du passé, peut-on penser notre avenir ? C'est notre devoir, notre tâche, car il s'agit bien de se tourner vers l'avenir en cette commémoration. Les êtres de bon sens le savent, il n'y a pas d'avenir sans mémoire. Ce qui nous manque le plus, en rive Sud, c'est une pensée capable de nous aider à faire face au problématique devenir, à tout le moins des études prospectives conséquentes, pour pouvoir se projeter. Les peuples de la rive sud de la Méditerranée, comme le peuple algérien, par raisonnement ou par instinct, sentent qu'ils sont à un carrefour de leur vie historique.Nous ne vivons pas une période banale, la situation est complexe et préoccupante. Par le passé, comme moments de rupture, il y a eu la sortie de l'Andalousie en 1492, qui a suivi la néfaste fermeture des portes de l'Ijtihad, la coupure fatale entre la raison et la foi. Malgré le génie de l'Emir Abdelkader, vint le temps de la nuit coloniale du XIXe siècle, à peine éclairée par la bougie de la Nahda ou les lueurs de l'Islam soufi, qui a assuré l'intérim de la nationalité. Puis le temps de la décolonisation, en particulier la Révolution de Novembre, a permis de montrer que nous étions encore pétris de la culture de la résistance et capables de faire l'Histoire avec une majuscule. Frantz Fanon, Malek Bennabi, Jacques Berque et d'autres éveilleurs des consciences ont, chacun à sa manière, décrit l'espérance, l'engouement et l'attachement pour tenter de sortir des différentes formes de déclin, de domination et d'aliénation, internes et externes. Notre avenir dépend aujourd'hui de notre capacité à évaluer les défis de l'heure. Les défis de l'heure Après la fin relative du système unique, les déceptions nées des idéologies volontaristes et plus encore face aux nouvelles formes de menaces et d'incertitudes qui se profilent, la question se pose : à quel avenir prépare-t-on aujourd'hui les enfants de la rive Sud, alors que tous les problèmes se posent en même temps, problème de comportement au sens moral, politique au sens de l'édification d'un Etat de droit, économique au sens de créer des richesses dans un monde concurrentiel féroce ? Quelles formes de domination ou de rapport nous attendent avec l'Occident ? L'incontournable modernité, sommes-nous capables de l'assumer sans perdre notre âme ? Comment forger un citoyen responsable capable de répondre à ces exigences, alors que les liens sociaux sont faibles ou remis en cause ? Et que peuvent faire les intellectuels pour tenter de contribuer à relever ces défis ? Les intellectuels et les universitaires répondent qu'ils ont la responsabilité, mais pas le pouvoir. C'est-à-dire se plaignent de la difficulté à être écoutés et à faire respecter l'échelle des valeurs, sur tous les plans, notamment éthique difficulté à recréer du lien social, dans un contexte dévalorisant, difficulté à produire des nouveaux concepts aptes à répondre aux besoins de l'heure et enfin difficulté à énoncer un projet de société. Mais les acquis ne se donnent pas, ils s'obtiennent par la persévérance, ne sont jamais irréversibles, et le mouvement se prouve en marchant. Les peuples de la rive sud, comme le peuple algérien, veulent le progrès, la modernité et la liberté, sans perdre leurs racines, c'est possible. Mais pour traduire et préserver cette capacité : lier l'authenticité à la modernité, le travail de la pensée, de la réflexion, de la raison raisonnable est la voie à trouver, le grand défi à relever. Cela nécessite une révolution des mentalités d'autant que l'air du temps dans le monde est à la jouissance à tout prix, à la violence aveugle et aux solutions de facilité au lieu de l'effort, de la patience et de la mesure pour maîtriser et réduire les tensions. Les différentes idéologies en présence et autres réactions face aux défis de l'heure ne nous semblent pas à la hauteur. Certains imaginent le futur à reculons, en voulant enfermer les nouvelles générations dans les attitudes de repli, de gestuelle et de rigorisme étrangères à notre histoire et en instrumentalisant la religion. D'autres nous demandent de renoncer à nos valeurs spirituelles et historiques et de passer à l'Ouest sans condition. Pourtant, ni le repli ni la dissolution ne sont la solution. L'Islam de toujours, du progrès, des lumières et l'exercice de la raison sans condition, ouverte sur l'universel, sont le socle indépassable. Rien dans nos valeurs ne s'oppose à la démocratie. La démocratie est la condition du développement La démocratie est la condition du développement, et non point le contraire, comme le prétendent certains, tout en se défiant des improvisations, des laxismes et de la permissivité. Il s'agit de mentalités plus que de procédures. La culture de la résistance et l'attachement à la liberté responsable, légués par notre histoire, méritent d'être revivifiés en fonction des conditions de notre temps. Cela exige de nous ouverture et vigilance à la fois. L'histoire de l'Algérie montre que la question de la liberté reste centrale. Liberté, à ne pas confondre avec absence de repères et d'horizon conformes à la nécessité du vivre ensemble, dans le respect des valeurs communes. La situation internationale reste préoccupante. Certains se demandent si le nouvel ordre mondial et le projet dit de l'« Initiative pour le Grand Moyen-Orient » sont favorables à la démocratie dans nos pays. Tant que la Palestine et l'Irak sont occupés, nous avons le droit de douter. Et de plus, dans le monde entier, on assiste à un recul de la liberté, notamment celle de décider de l'avenir, à ne pas confondre avec la notion des libertés au sens illusoire, dans le cadre économique par exemple, du laisser faire. Mais à cause des contradictions et des limites de la démocratie réelle dans le monde, notamment dans le contexte de l'hégémonie unipolaire, du désordre à la limite du chaos, de la loi du plus fort, de la mondialisation, de l'insécurité et des injustices du libéralisme sauvage, l'immense majorité des peuples est engagée dans la voie de la recherche pour plus de justice. C'est la quête de la démocratie, comme moyen, sachant qu'il n'y a pas d'autres alternatives pour rassembler et préserver un temps soit peu la relative souveraineté, l'identité et le droit au progrès. Il nous faut garder le cap, sans s'enfermer dans les sempiternelles conditions dites de la spécificité, du niveau d'instruction et des contradictions locales ou des risques d'ingérence, qui sont des prétextes pour retarder et renvoyer sans cesse la démocratie, comme cela se passe dans la plupart des pays arabes. Et en même temps, tout vrai changement ne peut venir que de l'intérieur. L'histoire de l'Algérie, d'hier à aujourd'hui, c'est la preuve que ce qui relève du monde arabo-musulman n'est pas homogène, mais hétérogène. Ce qui domine, ce ne sont pas les courants du fanatisme, de l'obscurantisme et du conservatisme. Il nous faut corriger par le changement le fait que le monde arabo-musulman apparaît comme le plus récalcitrant à la démocratie. Il est possible de l'intérieur de réformer patiemment nos sociétés et les mentalités même si la difficile expérience démocratique est laborieuse, jonchée d'embûches. Dans un monde cruel, injuste et déséquilibré, marqué de plus en plus par les inégalités par exemple, les actes citoyens de s'organiser pacifiquement sont des moments qui permettent d'ouvrir un horizon sur l'avenir. Les tenants de la violence, de la démagogie et du monopole n'ont pas d'avenir lorsque les citoyens cessent de s'abstenir, prennent conscience de leur responsabilité, de leur devoir, pas seulement de leur droit. Nous devons savoir qu'il n'y a pas de modèle idéal de la démocratie et celle-ci est toujours à venir. Il y a lieu donc de s'engager toujours plus sur ce chemin, en tirant les leçons de l'histoire. La démocratie, c'est l'instrument moderne pour tenter d'organiser la cité de manière la plus juste possible et mobiliser, au sens de sensibiliser et de responsabiliser. Sinon la « colonisabilité » resurgira sous d'autres formes. Quelles que soient les manipulations visibles et invisibles, grotesques ou insidieuses dans tous les pays du monde, pour tenter d'influencer la décision, les citoyens, notamment algériens, forgés par la culture de la résistance, restent, pour le moment, des êtres de bon sens, libres et imprévisibles. L'espoir est permis Dans ce contexte, garder vivant le message du 1er Novembre 1954 est non seulement possible, mais vital. Le 1er Novembre 1954 est un repère majeur qu'il nous faut lire avec les yeux de l'avenir. De l'école au programme politique des partis, il nous faut continuer à puiser dans ce souffle. En sachant que cette nouvelle étape doit être celle de la cohérence entre la génération de Novembre et celle de l'Indépendance. C'est une œuvre historique qui devrait commencer, avec comme maîtres mots et comme critères les trois concepts-clés de la sélection et de l'élection : intégrité, compétence et engagement. La bataille permanente en Algérie, comme partout dans le monde, est celle du savoir, de la connaissance et de la science, à l'heure où le marché, malgré certaines opportunités, remet en cause les fondements anciens de la vie et l'indépendance des peuples. La place de l'université, comme avant-garde et lieu privilégié du débat et des critiques constructives, reste à redécouvrir. Sortir du sous-développement économique est un impératif, mais en même temps ne pas perdre de vue le fait que sans valeur de sens et de justice, que l'élite en phase avec les masses a pour devoir d'éclairer, la déshumanisation, la dépendance et l'insécurité s'installent. Aujourd'hui, l'espoir est permis même si tout n'est pas réglé. L'Algérie n'a pas seulement sauvé il y a cinquante ans, en 1954, l'honneur des peuples colonisés et leur dignité bafouée, elle démontre, quels que soient les contradictions et le long chemin qui reste à parcourir, qu'il n'y a pas de fatalité. La renaissance de notre pays est possible. Comment ne pas y croire ? M. C. (*) (*) Professeur en philosophie politique et relations internationales, islamologue, ancien ministre de l'Enseignement supérieur