Se cultiver, lire, c'est se souvenir, tirer profit des acquis de la raison humaine et penser objectivement notre réalité. Le monde arabe vit une crise sans précédent. Il semble perdre la mémoire et incapable d'affronter les problèmes de l'heure. Pratiquer l'interconnaissance, se cultiver, maintenir vivantes l'intelligence et la mémoire pour exister et assumer les défis d'aujourd'hui est une tâche de toujours qui passe par la lecture. Lire a d'abord pour but de garder une mémoire vivante et de s'armer d'instruments de discernement. Ce n'est pas un simple geste de curiosité, de gratitude, de commémoration et d'hommage ponctuel à l'égard de ceux et celles qui ont contribué de manière décisive à forger notre conscience, notre identité et notre humanité; c'est un devoir fondamental, en direction des nouvelles générations, afin que l'histoire et l'accumulation des savoirs soient sources de vie. Le monde développé nous dépasse d'abord sur la base de cet acte fondamental. Nos valeurs insistent pourtant, théoriquement, sur le rôle central du savoir et de la mémoire, sans tomber dans le passéisme. A l'heure de tant de désorientations et d'extrémismes, dans un monde de confusions, d'amalgames et d'oublis, -que ce soit sur les fondements de l'existence, l'origine et les fins de l'humanité, ou en matière de projet de société, sur le rapport entre nos sociétés et l'Occident, le rapport à l'autre, et également sur le comment apprendre à vivre, face à la complexité de notre époque - lire, pour se souvenir et comprendre objectivement notre origine et notre temps, est une action de survie, d'intérêt général. Se rappeler et méditer les leçons de l'histoire, les faits culturels et de sciences, pour tout être et société, pas seulement pour nous autres Algériens, est une source d'inspiration pour affronter avec lucidité les incertitudes de notre époque. Sans mémoire et donc sans lecture pas d'avenir. Assumer notre siècle Notre dette est immense vis-à-vis des anciens, mais nous devons assumer nos responsabilités. Lire, interpréter, déconstruire est une oeuvre permanente, incomparable. D'autant que, malgré les efforts entrepris, jusqu'à ce jour, l'oubli accompagne la mémoire et la passivité domine, faits qui diminuent nos chances de réaliser la cohérence entre le passé et l'avenir. Il est vital que la mémoire prime l'oubli et que l'ijtihad l'emporte sur l'imitation. Responsables des institutions publiques, acteurs de l'école, de l'université, de la recherche, opérateurs de l'information et de la communication, à tous les niveaux, ensemble nous avons une part de responsabilité. La mémoire est parfois sélective, conditionnée, orientée, partiale, infidèle, fragilisant les nouvelles générations qui ont pourtant besoin de connaître librement et scientifiquement leurs sources, leurs passés, leurs repères et symboles pour pouvoir se projeter dans l'avenir, en tirant les leçons de l'histoire de leurs aînés et, par là, s'inscrire dans le mouvement du progrès, sans perdre leurs âmes. L'Algérie, pays riche de son histoire et de ses potentialités, peu connues, qui a aujourd'hui relativement retrouvé la stabilité, compte tenu des incertitudes que font peser la mondialisation, la logique du Marché et l'hégémonie étrangère, qui contredisent les mémoires, les fondements abrahamiques et les valeurs propres, n'échappe pas à la désorientation et au questionnement face à l'avenir. Se cultiver, lire, c'est se souvenir, tirer profit des acquis de la raison humaine et penser objectivement notre réalité. Il ne s'agit nullement d'apologie, de légende dorée, ou de regard figé, comme le font les idéologies archaïques. La pensée et l'oeuvre des anciens transcendent toutes nos subjectivités, ambitions, surenchères ou oublis. Citoyens et sociétés d'aujourd'hui, c'est nous qui, à partir de nos origines, de notre histoire et de nos modèles, avons besoin d'assumer notre filiation, de nous ressourcer, pour nous projeter dans l'avenir et assumer notre siècle. Tous les êtres de bon sens le savent: il n'y a pas de futur sans mémoire, il n'y a pas d'avenir sans mémoire clairvoyante qui distingue l'ombre de la lumière de notre histoire. Il est heureux cependant de constater que ces dernières années, sur le plan de la mémoire, nombre de tabous sont tombés, des personnalités historiques de tous les horizons et époques sont réhabilitées, ou redécouvertes, remises sous les lumières du souvenir: de l'antique saint Augustin à Malek Bennabi, de Messalli el Hadj à Ferhat Abbès et Ben Khedda, de Cheikh el Ouartilani à Cheikh el Bachir Ibrahimi et Cheikh el Haddad, de Fatma Nsoumer à El Mokrani d'Ibn Khaldoun à Mostefa Lacheraf, de Sidi Boumediene à Ahmed El Tidjani. Tout comme la réédition de nombres d'oeuvres majeures du patrimoine intellectuel de notre pays est un acte qu'il faut saluer. Tout cela constitue un travail politique monumental de la mémoire et de la culture. Les intellectuels et autres spécialistes ont pour tâche de le soutenir et de l'approfondir. Quel type de citoyen voulons-nous être? Quelle société voulons-nous forger? Comment sortir du sous-développement et de l'inculture? Comment se réconcilier avec nous-même et avec l'autre, différent? En somme, comment vivre ensemble, dans le cadre des défis du village planétaire et de la mondialité? Comment assumer notre responsabilité, à l'heure de tant de remises en cause inédites, de transformations subies et d'incertitudes? La réponse est sans appel: lire, se tourner vers l'avenir sur la base de la science et du savoir. La mémoire, pour se perpétuer, a besoin de repères, de sources, de modèles, de vecteurs, d'espaces et de pratiques du dialogue qui revivifient des connaissances et des mémoires collectives et plurielles. La recherche, en fonction de l'évolution, a pour tâche de retrouver sereinement les traces, le contexte et le sens des inventions, des phénomènes de toutes natures, des événements et des personnalités qui ont fait le progrès, pour permettre leur compréhension et maîtrise. Il s'agit aussi d'empêcher que les malheurs de l'histoire, les illusions et les erreurs se répètent, et que les bienfaits et les modèles éclairent nos chemins. L'irruption de la question de la mémoire au sein de la société civile, prend principalement deux formes parallèles ou antagonistes, ceux qui dénoncent, à juste titre, l'oubli: en général les groupes concernés, et ceux qui, souvent des jeunes, naturellement, se plaignent de l'excès de répétition et d'instrumentalisation en matière de devoir de mémoire. Il y a lieu de répondre aux deux sensibilités que les leçons du passé, de l'expérience ancienne, leçons de l'histoire, doivent êtres lues et retenues de manière pédagogique, avec le regard de l'objectivité, en fonction des défis de notre temps. Travail de lecture et d'écriture qui doit corriger, critiquer, interpeller, à la fois, la mémoire subjective, l'amnésie ou les excès. La mémoire historique, nous dit un philosophe, est «un rendez-vous tacite entre les générations passées et présentes». Le devoir de mémoire et de témoignage renvoie en conséquence à un état de responsabilité de tout un chacun face au passé, notamment s'il s'agit de la connaissance et du savoir. Tout le monde peut constater que malgré des travaux et résultats louables, anciens ou récents, par exemple, la vie et l'oeuvre des acteurs du savoir restent peu connues dans toutes leurs dimensions, notamment pour les nouvelles générations. La lecture, base de la culture et de la mémoire, est le parent pauvre de notre société. Les statistiques des organisations internationales concernées précisent que 90% de la population de notre société, ne lit jamais et les 10% lisent quelques pages par an, même pas un livre. Seul à peine moins de 1% pratique la lecture. Et la lecture liée aux matières de la critique scientifique, philosophie, histoire, les sciences humaines et sociales, reste faible. Contrairement aux pays développés, les chiffres sont inversés, même si ces derniers commencent à s'inquiéter du recul de ce goût, à cause des intrusions des nouvelles technologies de l'information. L'un ne devrait pourtant pas empêcher l'autre. L'engouement pour les foires du Livre, et l'intérêt porté aux actions salutaires et pertinentes en matière d'activités culturelles, des rares espaces dynamiques, comme celles de la Bibliothèque nationale d'Algérie, démontrent les attentes et besoins. Les actes concrets et d'envergure sur le plan de la politique éducative, culturelle et informative d'une nation, qui permettent de perpétuer la mémoire et le goût du savoir, à partir de la lecture, et des nouvelles technologies de communication, restent encore à venir, même si le projet algérien d'un ordinateur par famille est fort louable. La lecture n'a pas eu la place qu'elle mérite, alors qu'elle est vitale. Une politique décisive de soutien, d'aide et de mobilisation, publique et privée en faveur des créateurs, des éditeurs, des bibliothèques, des libraires, portée par un plan éducatif d'envergure, attend d'être conçue et mise en oeuvre. En Algérie, cela aurait évité, ou à tout le moins limité, la crise et les contradictions que la société a vécues et continue de charrier; prise en tenaille entre les tenants de l'incompétence et de l'obscurantisme. L'inculture est le problème numéro un. Responsabiliser le citoyen en le cultivant, est le meilleur rempart contre toutes les dérives. Besoin de l'autre Par ailleurs, il nous manque le rapport à l'autre. La diversité, la pluralité des rencontres, partages et échanges sont faibles. Nous avons besoin de l'autre, l'étranger. On ne peut vivre dans l'ostracisme et l'autarcie, c'est le vaste, le débat, le dialogue qui commandent. L'autre, différent par sa culture, ses valeurs et son expérience, est indispensable à notre société. Le regard de l'autre a le droit de s'intéresser à notre culture, tout comme on a le devoir de s'intéresser à la culture universelle et ses figures, qui, certes, appartiennent à tel ou tel pays ou culture, mais qui dépasse de loin toutes les frontières. Il s'agit aujourd'hui de savoir comment apprendre ensemble, peuples des deux rives, Européens et Maghrébins, à s'ouvrir au monde, à faire face aux défis communs. Au vu des fractures, des incompréhensions et des inégalités, à partir d'une mémoire, à la fois propre et plurielle, créer une nouvelle civilisation universelle autour de la Méditerranée est l'oeuvre majeure, qui fait tant défaut. L'Europe, par exemple, dont nous sommes la frontière Sud et qui est notre frontière Nord, a pour tâche aujourd'hui de dialoguer, de respecter la différence et de s'allier avec nos pays. Redonner à la Méditerranée sa centralité et sa visibilité est possible si, au Sud, nous savons nous hisser à un niveau culturel conséquent. Au Nord, on assiste à des refus de négociations, de vraies discussions, de vrais échanges. La rive Nord cherche trop souvent à dicter sa manière de voir. De notre côté, on ne fait pas assez l'effort, par la lecture et l'écriture, d'énoncer de nouveaux concepts, ni d'apprendre à bien communiquer. Au dialogue de sourds, auquel on assiste parfois, par la persévérance et le savoir, qui commence par la lecture dès le plus jeune âge, un acte de survie, on pourra, un jour, aboutir à des formes heureuses du vivre ensemble, des signes d'espérances existent. D'autant qu'il y a de moins en moins de sens à parler d'Orient face à l'Occident, ou de rives éloignées, la mondialité, avec ses opportunités et menaces, domine.