Elargissant sans cesse sa palette, du comique au cinéma de guerre, de la scène à l'écriture, il parle ici de son dernier roman et de ses projets. Vos one man shows drainent des foules de spectateurs enthousiastes. Au cinéma, vous faites des incursions heureuses, comme récemment dans « L'Ennemi intime ». Aujourd'hui, vous revenez avec un cinquième livre, un roman intitulé « L'Allumeur de rêves berbères ». Quel est le secret de cet appétit culturel insatiable ? Oui, je peux dire que c'est un appétit, mais aussi beaucoup de désirs et d'envies de choses que j'ai vécues et que je passe à la moulinette de mon imagination pour les partager car je viens d'une société de la parole, et jouer sur les mots m'intéresse au plus haut point. Donc, j'ai été nourri de tous ces arts et surtout du septième, le cinéma. Depuis mon jeune âge, j'ai été imbibé d'images que j'absorbais comme une éponge. Puis est venu le théâtre, particulièrement à partir du moment où je suis rentré à l'institut des arts dramatiques (aujourd'hui ISMAS, Institut supérieur des arts du spectacle, ndlr) de Bordj El Kiffan pour devenir acteur professionnel. Je n'omettrai pas d'ajouter que j'ai toujours été un grand lecteur et que je le reste, car à côté des lectures théâtrales, je lisais énormément et partout où j'allais, j'avais toujours un livre avec moi que je sortais à la moindre occasion, dans les cafés, les bus, etc. D'ailleurs, à ce propos, j'ai toujours aimé dire que le livre à lui seul était ma maison de la culture. Il suffit de le mettre dans sa poche pour pouvoir ensuite le savourer partout. Tout cela m'a donné l'envie d'écrire, et c'est ce que je fais depuis pas mal de temps. Le narrateur, Zakaria, est un journaliste qui a accompagné l'épopée du régime en laudateur, avant de prendre conscience, en 1988, des travers de ce même régime. Comment expliquez-vous son aveuglement antérieur que vous qualifiez de sincère ? Je crois que ce phénomène n'est pas propre à l'Algérie mais à tous les pays qui ont accédé à l'indépendance, sans omettre les pays de l'Est qui ont cru à la révolution socialiste. Donc, dans tous ces pays et lieux que je viens de citer, énormément de gens ont cru sincèrement à la construction socialiste, même si les régimes en place sont allés vers plus d'autoritarisme et de bureaucratie. Je reviens un peu en Algérie pour rappeler qu'ici tout le monde a cru à la révolution agraire, à la médecine gratuite et au rêve de changer la société et le pays. Mon personnage, Zakaria, était donc comme beaucoup d'intellectuels de haut niveau qui avaient cru à la construction d'un Etat moderne. Ils ont cru aussi à la construction d'une société où il y aurait de l'égalité et du développement. En quelque sorte, ils ont vendu leur âme à un diable en croyant qu'ils allaient le dompter. Mais quinze ou vingt ans plus tard, ils ont déchanté. C'est un peu l'histoire de Zakaria qui va virer de bord pour devenir un farouche opposant à ce régime qu'il avait longtemps servi. Il tombe en disgrâce et reçoit des menaces de mort de la part des intégristes. Mais cela va l'amener à congédier l'utopie révolutionnaire pour s'intéresser au petit peuple. Selon votre roman, l'intellectuel se trouve souvent loin des réalités quotidiennes des gens. Est-ce une vérité générale ou juste un artifice littéraire ? Je peux dire que c'est les deux à la fois. En fréquentant les hautes sphères du pouvoir et tous les attraits que ce dernier exerce sur l'être humain, Zakaria s'est éloigné du petit peuple en sombrant dans la facilité et la vie luxueuse offerte par le régime. Et l'artifice pour moi, c'est le moment où je lui ôte tout, sa femme, ses enfants, son travail et, qu'en plus, tombent sur lui les menaces intégristes. Il se retrouve donc tout seul, dans une société où il est difficile de vivre sans disposer des appuis familiaux et amicaux. A ce moment, il va apprendre la vraie vie en surveillant l'eau toute la nuit et en se levant à des heures incongrues pour remplir les jerricanes. En fait, son malheur va le faire redescendre sur terre pour être au même niveau que les autres et lui permettre de ne plus les regarder de très haut. Il va redécouvrir les gens et retrouver sa vraie vocation d'écrivain qui est celle d'observer la société, et d'être en contact permanent avec les petites gens et leur réalité sans fard. Zakaria décide d'écrire l'histoire de Nasser qui, comme lui, reçoit des lettres de menaces. Pourquoi un tel désintéressement de soi, au point qu'il oublie d'écrire sur ses propres malheurs ? Zakaria s'est terré pendant dix-huit mois chez lui car il avait peur de mourir suite aux menaces proférées par les intégristes. Mais à la fin, ces menaces vont cesser de lui parvenir. Pendant tout ce temps, il va s'acharner à écrire sur sa réclusion à domicile mais sans pouvoir faire aboutir son projet d'écriture car, entre temps, il avait perdu la verve et le style que son écriture avait épousés à travers l'apologie du pouvoir. Il devient incapable d'aller jusqu'au bout de son projet et voilà que son voisin, Nasser, reçoit une lettre de menaces et cela va lui rappeler son état dix huit mois auparavant ,et il se dit alors qu'il tient là l'occasion de se « refaire littérairement », si je puis dire. L'histoire de Nasser lui apparaît comme une matière première idéale pour se relancer. En un moment, il retrouve ses émotions passées, ses angoisses et ses peurs. Il s'est dit je vais me nourrir de tout ça ; en le suivant pas à pas pour essayer d'en tirer un roman. D'ailleurs, dans l'un des passages du roman, il lui dit : « Je te vampirise. » En écrivant sur la vie de son voisin Nasser, c'est sa vie qu'il essaye de reconstituer et de retrouver. Dans votre roman, vous stigmatisez deux fléaux : la pénurie d'eau et l'intégrisme religieux. Les considérez-vous comme des personnages à part entière de votre livre ? D'abord pour l'intégrisme, il est symbolisé par les trois jeunes barbus qui sont là, tout le temps, adossés à un mur du quartier, comme s'ils surveillaient toute la cité. Or, ils sont en fait inoffensifs et c'est beaucoup plus la paranoïa de Zakaria qui les rend redoutables. Ils deviennent ainsi, des spectres qui charrient la peur et l'angoisse. Il y a aussi Djebar qui est un islamiste, mais qui reste un personnage folklorique qui passe son temps à ânonner des poncifs et des explications abracadabrantes. En fait, si vous voulez, la peur générée par les intégristes remplit le vide laissé par l'eau qui reste l'obsession quotidienne de tous les habitants de la cité. Le roman ne vous fait pas renoncer à votre vocation initiale. Y a-t-il un projet de spectacle en vue ? Oui, bien sûr, mais les spectacles, tels que je les concevais et les faisais auparavant étaient liés à l'Algérie, ce sont en quelque sorte les dernières valises que j'ai apportées de là-bas. Donc, il est temps maintenant que je passe à autre chose et que je parle d'ici, car je vis en France depuis maintenant douze ans. Il y a aussi le fait que mon écriture a évolué et que j'ai grandi et mûri. C'est une autre étape qui s'ouvre pour moi. Vous réalisez toute la difficulté que j'ai à continuer de parler d'un peuple qui m'échappe complètement. Donc, j'ai décidé d'aller vers d'autres choses et mon prochain spectacle va être joué par deux personnages. Ça sera globalement un tête-à-tête entre un psychiatre et un clandestin qui vit en France sans papiers, depuis environ dix ans. Ce dernier va passer sa vie à la moulinette du psychiatre. On aura des gags bien sûr, et cela dévoilera beaucoup de choses que je vous laisserai découvrir… Reperes : Né en mars 1950 à Azeffoun, Fellag n'entre à l'école primaire qu'à l'âge de neuf ans, à Alger. En 1968, poussé par un besoin d'expression qu'il doit surtout à sa famille où l'on aime raconter et rire, il entre à l'INADC de Bordj El Kiffan. Il y découvre le répertoire dramaturgique universel ainsi que le théâtre moderne (Jarry, Ionesco, Becket…). Les années 70 sont des années de découverte, de voyage et d'affirmation. Il joue ses premiers rôles en Algérie, mais aussi au gré de ses pérégrinations, en France, au Canada et aux Etats-Unis où il vivote. De retour à Alger, il conçoit ses premiers spectacles, innovant le one man show avec : Les Aventures de Tchop (1987), Cocktaïl Khorrotov (1989), SOS Labès (1990), servi par un humour typiquement algérien, une expression corporelle digne d'un Chaplin, et surtout un regard incisif sur les bouleversements que connaissent alors le pays. En 1991, il crée le spectacle Babor Australia qui consacre son talent et le rend populaire en Algérie avec plus de 300 représentations, un record dans l'histoire de la scène algérienne. En 1993, il devient directeur du Théâtre de Béjaïa. Mais l'explosion de violence et le sort tragique des artistes le poussent à s'installer l'année suivante à Tunis où il crée Délirium. Puis, il s'exile en France où il vit à ce jour, s'imposant d'emblée avec Djurdjurassique Bled, enchainant les créations assez régulièrement. Il joue dans plusieurs films : Rue des figuiers, Le Gone du Chaâba, Voisins, voisines, Michou d'Auber et, dernièrement, L'Ennemi intime où il montre qu'il n'est pas seulement un comique mais un comédien à part entière. Il entame parallèlement une carrière d'écrivain avec le roman Rue des petites daurades (2001) puis C'est à Alger (2002). L'Allumeur de rêves berbères a paru aux Ed. Lattès (Paris 2007).