Le journalisme développé par Le Monde à partir de la Libération contre le nazisme par son fondateur Hubert Beuve-Méry avait en son socle un ressort fondamental huilé au fil du temps : indépendance vis-à-vis des pouvoirs politique et de l'argent. Ces dernières semaines ont, en feuilleton spectaculaire, imprimé à l'évolution du quotidien un scénario catastrophe. Tour à tour un Conseil de surveillance du quotidien a démissionné en bloc (le 19 décembre) et, remis de son explosion a rejeté, le 14 janvier, la candidature d'Eric Fottorino, le directeur éditorial, à la présidence du directoire du groupe. Ce 25 janvier, si le groupe de presse n'a pas élu son président de directoire il sera sous la coupe d'un administrateur judiciaire. Au principe du rejet de cette candidature, soutenue par la Société des rédacteurs il y a la pression forte des actionnaires extérieurs actuels et de forts intérêts industriels aux aguets d'une reprise. Le groupe (Courrier international, Télérama, etc.) et son titre phare sont convoités. Dans la brochette de ces actionnaires relèvent notamment le groupe Saint Gobain, le Crédit Mutuel, le géant de l'aéronautique et de l'armement Safran. D'autres appétits sont aiguisés du côté de l'espagnol Prisa (quotidien El Pais) et de l'industriel Lagardère. Le financier Vincent Boloré, « mécène » du président Sarkozy lorgne sur le journal aussi. C'est dire les enjeux du moment. Le premier de ces enjeux est l'indépendance éditoriale. Un analyste du quotidien italien La Republica la pose en quelques mots. « Dans la longue crise du journal, écrit-il, il est difficile de ne pas voir le risque d'un naufrage. Non pas un naufrage du journal, insubmersible et destiné à rester un grand organe de presse. Mais de la formule éditoriale qui fait sa singularité, longtemps enviée par beaucoup de gens du métier. Une formule désormais unique, sans dote, dans le panorama de la presse quotidienne européenne à grande diffusion. » Les règles d'actionnariat de l'entreprise posent la Société des rédacteurs du Monde (SRM) en actionnaire principal et doté du pouvoir de blocage du directeur. Cette décisive SRM a aussi les pieds en argile : les journalistes sont les « patrons » mais des patrons sans réelle force de capitaux. En tout cas ils sont objectivement impuissants face aux dettes accumulées le long de ces dernières années, affichant le chiffre de 150 millions d'euros. Les obligations contractées par le groupe peuvent être rapidement transformées en actions, cela réduisant inexorablement les droits de la SRM. Pour la Société des rédacteurs du Monde, Alain Minc, le président du Conseil de surveillance en mandat jusqu'au 31 mars, serait à l'origine des tirs groupé pour prendre d'assaut le prestigieux journal. Un communiqué de la SRM l'exprime clairement : « la difficulté à pouvoir dialoguer résulte de la volonté d'Alain Minc. Selon les informations dont dispose la SRM, il apparaît qu'Alain Minc a vivement encouragé le directoire à démissionner le 19 décembre, après s'être préalablement assuré de ce que le groupe Lagardère, associé au groupe Prisa, était en mesure de prendre le contrôle du groupe Le Monde (…) Une telle opération conduirait, à faire perdre son indépendance à l'un des piliers de la presse française depuis 1944 au profit d'un groupe détenu par un proche du président de la République, dont Alain Minc est lui-même le conseiller officieux". Les groupes cités détiennent respectivement 17% et 15% du capital du Monde SA. Dans un sobre éditorial de temps de grave crise le directeur du quotidien écrit : « Le Monde doit rester un journal de journalistes. Là est son socle de naissance, sa raison d'être et sa destinée. En demeurant à mon poste, j'entends préserver le dialogue nécessaire entre nos sociétés de personnels et nos actionnaires dits extérieurs, si proches et si précieux. » Même s'il n'a pas été révolutionnaire le traitement journalistique du Monde au sujet du combat de l'Algérie pour l'indépendance a été honnête. Au sujet de nos récentes années de tragédie nationale le journal n'a pas ménagé sa manière de voir humaniste et intelligente. Deux bonnes raisons de souhaiter, durant ces durs moments, bon vent à nos confrères.