Il y a 18 ans, une foule immense, évaluée à près d'un million de manifestants, venant des quatre coins du pays mais surtout de la Kabylie, a submergé les rues de la capitale pour revendiquer la place due à la revendication identitaire, culturelle et linguistique amazighe. Cette manifestation populaire nationale constituait la première apparition publique autorisée du Mouvement culturel berbère (MCB) depuis la consécration du pluralisme par la nouvelle Constitution de 1989. La marche du 25 janvier était la suite et le test vital logiques de la ressuscitation du MCB à travers un 2e séminaire de ses militants, organisé à Tizi Ouzou en juillet 1989. Séminaire qui avait donné naissance au MCB, dit des Commissions nationales, et à l'élaboration d'un dossier affinant le contenu national émancipateur de la revendication amazighe et consacrant le caractère pluraliste et démocratique de l'organisation identitaire qui la porte. Au dossier dit de Yakouren, rédigé à leur sortie de prison durant l'été 1980 par les détenus du Printemps berbère et leurs compagnons, s'était donc ajouté le dossier dit du 2e séminaire. L'action avait été suivie, et ce dès la fin du mois de décembre 1989, par une immense campagne de communication de proximité en direction principalement des populations de la Kabylie et des Aurès, auxquelles les animateurs des Commissions nationales donnaient inlassablement rendez-vous à Alger. Une prodigieuse auto-organisation populaire citoyenne allait suppléer aux inconvénients inhérents à l'horizontalité du MCB. Dans chaque village ou quartier urbain, autour d'un ou de plusieurs militants de la cause amazighe, allaient s'organiser admirablement les quêtes financières, les locations des moyens collectifs de transport, les confections des banderoles déployées sous l'œil vigilant des militants des Commissions nationales, la mise en place de services d'ordre impeccables… Bref, c'était un peuple de citoyens en marche vers son destin ! Les objectifs étaient tout indiqués : remettre aux pouvoirs publiqcs le dossier du 2e séminaire et exiger l'ouverture d'une chaire de langue amazighe à l'université. Négligeant durant toute sa préparation un mouvement donné pour mort, le gouvernement Hamrouche prendra conscience, une semaine avant la marche, de l'ampleur de la mobilisation populaire. Les autorités proposeront alors de décréter immédiatement la création du département de langue amazighe en échange de l'annulation de la marche. Aux organisateurs du MCB, ils proposeront les plateaux de l'ENTV pour ce faire. Les animateurs contactés refuseront, arguant du fait qu'ils ne pouvaient être des chefs organiques d'une revendication à caractère identitaire et encore moins, d'une nébuleuse militante aussi dense et diversifiée. Survenant à un moment d'accélération et d'aiguisement des luttes politiques à tous les niveaux, la marche du 25 janvier allait, avec ou malgré elle, revêtir une importance déterminante chez toutes les forces politiques, y compris et surtout dans le camp de l'opposition. Hostile depuis toujours à la revendication amazighe, la militance islamiste verra dans la marche du 25 janvier une action visant à relativiser, sinon amoindrir le poids et l'impact politique des manifestations publiques, (notamment celle des femmes voilées) qu'elle avait elle-même (le FIS entre autres) organisées quelques semaines auparavant. Ce sera effectivement un des effets de cette manifestation populaire du camp démocratique. Le jour de l'événement, les militants de la tendance islamiste se garderont néanmoins d'afficher tout acte d'hostilité physique ou verbale direct significatif contre une mouvance, dont ils sentaient bien l'enracinement et la détermination. La manifestation mobilisait pour l'essentiel les citoyens d'une région – la Kabylie – théâtre, depuis la consécration du multipartisme, d'une guerre à mort entre deux partis, à savoir le RCD et le FFS dont chacun ambitionnait et aspirait à en être l'unique représentant légitime. Né d'assises ayant pour l'essentiel regroupé d'anciens militants clandestins de la cause amazighe et présenté par certains de ses fondateurs comme la transfiguration du MCB, le RCD, qui avait réussi une implantation organique relativement importante en Kabylie, s'opposera à une marche qu'il dénoncera comme l'œuvre d'anonymes. La vérité de l'Histoire impose, cependant, de signaler que beaucoup de militants du RCD ont battu le pavé des rues d'Alger avec nous. Encore très peu structuré, y compris en Kabylie, le FFS tentera un challenge audacieux et qui s'avérera organiquement payant, en proclamant son soutien à la marche du MCB et en appelant à la rejoindre. Dès cet instant, le FFS pourra compter sur un afflux massif vers ses structures de militants dont une partie viendra du RCD. Mais passons, car il n'y a pas que ça. Elle était magnifique cette journée ensoleillée et clémente de l'hiver 1990. Momentanément rassurée sur les incertitudes angoissantes qui voilaient les horizons du pays, Alger La Blanche étalait sa beauté et ouvrait ses bras aux visages rieurs mais déterminés des marcheurs venus d'Oran, de Djelfa, de Chlef, de l'éternelle Kabylie, de Batna, de Khenchela, de Biskra, de Annaba… Les manifestants déferlaient sur toute l'avenue de l'ALN vers l'APN après que l'objectif initial du siège de la chefferie du gouvernement eût été décommandé. Au parc Sofia, les animateurs des Commissions nationales du MCB constituaient les deux délégations dont l'une se rendra à la chefferie du gouvernement et l'autre à l'APN, avec le dossier du deuxième séminaire. Sur ses béquilles depuis que les balles d'un gendarme l'ont scié, Lounès Matoub, l'artiste militant de la liberté et de l'amazighité, remettra lui-même le pli destiné à l'APN. Avec Mohamed Ouamar Ousalem et d'autres, il me reviendra d'aller à la chefferie du gouvernement, dont le trajet sera quand même submergé par ceux qui n'avaient pas appris à temps le contre-ordre concernant l'itinéraire. La force tranquille du MCB proclamé et l'horizon momentanément éclairci, nous repartîmes, chacun chez-soi, loin de nous douter des affres qui attendaient notre peuple, des méfaits de la division des frères de combat et jusqu'où peuvent mener les conséquences de ce que l'on considérait comme 28 ans d'arbitraire (1962-1990). N'empêche, il était quand même si beau ce 25 janvier 1990, car il avait tracé le premier sillon de l'institutionnalisation de la culture amazighe en arrachant le premier département de langue amazighe depuis la suppression de la chaire de feu Mouloud Mammeri. C'était une première ; elle fera des petits avec la création du HCA… jusqu'à l'article 3 bis de la Constitution, malheureusement payé du sang encore mal séché des citoyens. Qu'il est encore si beau ce 25 janvier 1990, de la beauté d'un peuple qui se remettra toujours à l'ouvrage comme il l'a fait depuis des siècles. L'auteur est député et militant du MCB