Pour « contenir » les flux migratoires irréguliers vers l'Europe, les Etats du Maghreb privilégient la logique répressive. Dans vos travaux sur la question des migrations, vous avez souvent mis en avant ce rôle de « supplétifs de la répression » que remplissent avec zèle les Maghrébins. En quoi consiste-t-il au juste ? Le caractère spectaculaire que revêt actuellement le phénomène des harraga en Algérie remet les choses en place : les Maghrébins qui font la police pour l'Europe ne sont pas du bon côté du bâton, même s'ils jouent à l'oublier. Alors qu'elle se félicite de la chute du mur de Berlin, l'Europe pousse les pays du Maghreb à inventer le crime d'« émigration illégale ». Du point de vue du droit international, ce qui est criminel ce n'est pas le fait pour un individu d'émigrer, c'est le fait pour une autorité publique de tenter de l'en empêcher. Ce phénomène remet également au jour une vérité occultée : les migrations irrégulières concernent plus les Maghrébins, Algériens compris, que les Subsahariens, alors que la focalisation est faite sur ces derniers et que le discours officiel maghrébin y a trouvé un moyen d'occulter le drame culpabilisateur de ses propres migrants en le « transférant » sur le « bouc émissaire » subsaharien. Les Subsahariens n'ont fait que se greffer, tardivement, sur des « interstices » ouvertes par les Maghrébins qui étaient et continuent à être largement majoritaires. Prenons le cas des Algériens. Alors qu'aucune tentative ne se faisait depuis les côtes algériennes, et au moment même où l'Algérie s'employait à refouler les migrants africains, ils étaient déjà pourtant nombreux à tenter la traversée par le Maroc et proportionnellement, de loin, plus nombreux que les ressortissants de n'importe quel autre pays africain. Ainsi, certes beaucoup moins nombreux que les Marocains, les Algériens n'en étaient pas moins, après ces derniers, la première nationalité africaine par le nombre d'expulsés d'Espagne dans les premières années 2000 où elle surclasse de loin toutes les autres nationalités africaines. Les seuls Espagnols avaient pour la seule année 2002 renvoyé 2500 Algériens (exactement 2449), qui avaient traversé irrégulièrement la Méditerranée. Pour combien qui ne l'ont pas été ? Ce chiffre est à comparer à l'actuel : durant les 9 premiers mois de 2007, 1396 Algériens ont débarqué en Sardaigne. Mais avant, cette réalité n'était alors pas dérangeante parce qu'elle se déroulait loin du pays. Pendant ce temps, en Algérie comme dans tout le reste du Maghreb, le discours officiel avait réussi à réduire la question migratoire à celle des Subsahariens et à faire de sa gestion, qui lui a été imposée par l'Europe, une nouvelle ressource politique pour mieux négocier avec celle-ci notamment la pérennité des régimes. Une pérennité « négociée » au détriment de la jeunesse maghrébine... Le résultat paradoxal de la répression exercée par les Maghrébins, dont l'Algérie, contre les migrants subsahariens est qu'elle se retourne d'abord contre leurs propres enfants. C'est parce que les pays maghrébins ont durci « la chasse aux migrants » que les Algériens ne peuvent plus utiliser les passages fonctionnels et moins dangereux dans les pays voisins et qu'ils ont donc été amenés à prendre plus de risque en partant de l'Algérie, dont les itinéraires sont plus dangereux. Si les Marocains ont fait du zèle jusqu'à aller tirer, en octobre 2005, sur les migrants subsahariens à Ceuta et Melilla, près de 1000 de leurs jeunes sont détenus dans des conditions moyenâgeuses en Libye qui, selon un rapport de Frontex (l'Agence européenne des frontières extérieures), chargée de la lutte contre les migrants et qui ne peut être soupçonnée d'hostilité aux pays qui l'aident dans sa tâche, détient plus de 60 000 migrants prisonniers. Il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas parmi eux des Algériens comme tendraient à le confirmer les témoignages recueillis sur le terrain auprès des migrants. On sait d'ailleurs qu'il y a eu des familles qui ont saisi le gouvernement à propos de morts suspectes au large de la Tunisie et de la Libye. Mais cette participation des pays maghrébins à la répression tue aussi des enfants maghrébins. Ainsi, si la Libye obtient et demande des moyens pour traquer les migrants ( le même rapport de la Frontex, rapport de mission mai-juin 2007, rapport destiné à l'UE et qui a été ébruité par des fuites, cite en détails des moyens exorbitants en hélicoptères, avions, moto-vedettes, 4x4, etc), le nombre de morts s'accroît : sur le seul canal de Sicile, passage privilégié des Maghrébins et des Algériens, le nombre de morts, qui était de 302 en 2006, a atteint le chiffre de 502 rien que pour les neuf premiers mois de 2007 et, bien sûr, parmi eux beaucoup de Maghrébins et d'Algériens. La dégradation socioéconomique explique-t-elle à elle seule l'explosion de ce phénomène ? Plus que le contexte de dégradation socioéconomique, c'est l'impasse et l'absence de projet de société, la certitude de ne pas pouvoir se réaliser dans le système tel qu'il est qui poussent ces jeunes, dans un sursaut de survie, à se détourner rageusement du pays. Ce sont les plus « riches » de ses enfants qui réagissent ainsi : riches de volonté, d'imagination et de désir de vivre. Ils ont autant, voire plus de courage que leurs aînés qui ont fait cette guerre de libération devenue une rente et le moyen de culpabiliser toute une jeunesse de n'être pas née déjà pour la faire. Il ne sert à rien de leur faire la morale sur le caractère suicidaire de leur geste. Leur choix n'est pas le bon et ce n'est peut-être pas le meilleur mais ils pensent que le suicide le plus garanti est celui de subir la situation qu'on leur impose au pays. Ils savent que le système est suicidaire et autiste. Plus que la dégradation des conditions socioéconomiques et même plus que l'absence de démocratie, c'est la déliquescence du sens de l'Etat et la certitude qu'il n'existe plus de contrat social, même injuste, qui sont en train de souffler un vent de panique sur les couches moyennes. Les harraga sont le grain de sable qui fait éclater l'aporie des discours officiels et contraignent la classe politique à revenir au réel.