Il y a quelque temps, un critique littéraire du Moyen-Orient prenait à partie un poète-traducteur pour avoir fait passer en langue arabe l'œuvre poétique de Djalal ed-Din Rûmi (1207-1273) à partir d'une langue d'arrivée plutôt que de la langue de départ, c'est-à-dire le persan. Reproche bien-fondé s'il en est. Or, l'allure vertigineuse caractérisant notre époque fait que toutes les sources linguistiques sont les bienvenues, dès lors qu'il est possible d'étancher notre soif d'amont en aval. Car, c'est oublier qu'à l'ère classique, Aristote et ses pairs sont passés en langue arabe via le copte, le syriaque, l'araméen et les autres langues de l'Asie mineure, bien avant qu'il ne fût possible aux traducteurs de Bagdad de posséder la langue grecque. Quant aux Occidentaux, à Padoue, en Italie, ou encore à l'école de Tolède, sous les auspices de Gérard de Crémone, ils ont fait passer en latin la pensée grecque par le canal de la langue arabe, n'éprouvant aucune gêne en cela. Une fois la langue grecque acquise, ils revirent toutes leurs traductions à la lumière des textes d'origine. Dans les années trente du siècle dernier, le Libanais Félix Farès eut droit aux éloges du dramaturge Tawfiq Al-Hakim et du grand prosateur Taha Hussein, pour avoir superbement traduit en arabe le chef -d'œuvre de Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra. Cette traduction faite à partir d'une langue d'arrivée, le français, est restée indétrônable durant plus de soixante-dix ans. Une nouvelle version, réalisée à partir de l'allemand cette fois-ci, trouve encore du mal à lui disputer sa place. Quel mal y a-t-il si l'on se mettait à traduire la littérature chinoise ou japonaise à partir du français ou de l'anglais ou encore à partir d'autres langues très répandues sur notre planète ? L'histoire de la littérature nous apprend qu'il est toujours possible de rectifier le tir. Durant plus de neuf siècles, prosateurs, poètes et traducteurs arabes sont passés à côté des quatrains de Khayyâm (1050-1123). Pourtant, ce dernier était leur voisin dans le même espace de civilisation. C'est l'Anglais Edwards Fitzgerald qui, en 1859, devait leur donner le ton grâce à sa géniale recomposition de l'œuvre poétique de Khayyâm. Depuis, les traducteurs n'ont cessé d'offrir de nouvelles versions en langue arabe des quatrains de Khayyâm, au point de pouvoir dire qu'il existe aujourd'hui toute une école en matière de traduction poétique proprement dite. Chez nous, il faut le dire, Apulée de Madaure (v. 125-v. 200), nous revient timidement. Pourtant, c'est bien par lui et son ouvrage L'âne d'or, écrit en latin, que l'art du roman, en tant que tel, a pris naissance en ce Maghreb central, considéré même comme le premier roman de l'histoire littéraire universelle. S'il est vrai, comme on le dit, que la justesse d'une traduction garantit la santé de l'esprit, le savoir, lui, n'autorise aucune halte, il faut donc aller le cueillir là où il se trouve, et par le truchement de n'importe quelle langue. Par conséquent, dresser des garde-fous en matière de traduction reviendrait, inévitablement, à passer le Sahara au tamis.