C'est au poète Edward Fitzgerald (1809-1893) que revient le mérite d'avoir fait connaître Omar Al Khayyâm (1048-1131), dans la superbe traduction adaptation qu'il donna des quatrains de ce dernier en langue anglaise en 1859. Une étude récente, bien documentée, publiée au Moyen-Orient montre à quel point Al Khayyâm a eu à souffrir de ses traducteurs en langue arabe. En l'espace d'une centaine d'années, ses Rubáiyát connurent des dizaines de passeurs, tout aussi grands poètes les uns que les autres, dont l'un des plus illustres fut, à coup sûr, Ahmed Rami. Selon cette étude, à chaque passage du persan vers la langue arabe, Al Khayyâm perdait un peu de son originalité et de son brio. Pourtant, la métrique est la même dans les deux langues, il ne suffit que de s'y conformer. Les images, quant à elles, ainsi que les différentes sonorités, ici et là, peuvent passer dans la langue d'Al-Moutanabbi, (915-965), sans subir un grand dommage. Mais les poètes sont les poètes, c'est-à-dire quelque peu excentriques, surtout lorsqu'il s'agit de suivre sur le sable la trace de leurs pairs. Chacun d'eux donne l'impression d'être touché dans son amour propre devant un géant, tel qu'Al Khayyâm. Et puis la poésie, selon une très belle définition, est cette production de l'esprit qui se montre rétive à tout essai de traduction. En regard de toutes ces atteintes, Omar Al Khayyâm serait en droit de s'exclamer à bon escient : qui va encore me trahir ? Dans son cas, on ne peut s'empêcher de songer au fameux tableau de Leonard de Vinci, La Cène, où on voit le Christ lancer, à peu près, la même interrogation à l'endroit des apôtres. Toutefois, ces poètes traducteurs ne sont passibles d'aucun jugement. Les langues, elles mêmes, sont là pour prendre leur défense. Celles-ci ne ressemblent-elles pas à des galaxies, de même formation gazeuse au départ, mais qui s'éloignent les unes des autres dans l'infini ? Les traductions partent de la même source, mais de la première fraîcheur elles n'en gardent rien, encore moins de la clarté cristalline. Néanmoins, elles acquièrent avec le passage du temps cette patine qui confère à chacune d'elle un statut particulier. Des traducteurs, il y'en a eu. Des réussites, si on peut parler de réussites dans le monde de la traduction littéraire, il y'en a eu peu, principalement en matière de poésie. La faute n'incombe pas au traducteur, car celui-ci a beau vouloir être précis, coller au texte original ou encore faire des siennes, il ne sortira jamais de son cadre initial, celui de poète même en commettant sciemment des fautes de métalangage. Le plus fin de ces merveilleux passeurs d'une langue à une autre n'échapperait pas ainsi au regard fureteur de tout puriste à la fois du langage et du goût. Toutefois, celui-ci se trouve dans l'obligation de baisser la tête par respect pour la grandeur d'âme de quiconque entreprendrait de passer les belles choses d'une rive vers une autre. La gageure est de taille ! Qui songerait aujourd'hui à lancer le défi à Charles Baudelaire, traducteur d'Edgar Alan Poe, ou à Gérard de Nerval, traducteur de Goethe ? Quel est le poète russe en mesure de braver Boris Pasternak dans ses traductions de Shakespeare ? Khayyâm avait hiberné près de 1000 ans avant de devenir, du jour au lendemain, un poète universel depuis la deuxième partie du XIXe siècle. Sa renommée en tant qu'astronome et mathématicien s'étant éclipsée après sa mort, il a réussi néanmoins à se venger de ceux qui l'ont mis dans une espèce de retraite forcée, confinant à tout ce qui est bachique. Et, bien sûr, à chaque traduction ou interprétation il se voyait obligé de verser un peu de son sang ! Sa poésie, bien que traitant de questions métaphysiques, est d'une construction logique. Il le dit lui-même dans le quatrain 74 : « Qui faut-il incriminer lorsque l'édifice laisse à désirer, sinon l'artisan lui-même ? » L'étude comparative du corpus poétique Khayyâmien lui-même en parallèle avec les traductions arabes faites à partir du persan démontre, une fois de plus, la propension de chaque traducteur à privilégier tel aspect plutôt que d'œuvrer pour mettre en relief les deux éléments essentiels de toute poésie depuis le commencement du monde, à savoir sagesse et magie ! Dans ce même cas, les différences sémantiques entre les traducteurs de Khayyâm sont énormes. On le voit à travers le choix des quatrains qui ont été traduits. Khayyâm, à l'instar d'Al Maârri, ramène tout à lui, gesticule, mais sans tempêter, se pose des questions tous azimut, mais il finit par se rendre à l'évidence, à savoir qu'il est une simple créature errante pour laquelle il est nécessaire de revenir à de bons sentiments. D'ailleurs, pour être correct à son endroit, il faut aller le chercher dans son beau final, celui des poèmes de pénitence où il a vraiment été de la grandeur des plus illustres soufis. Toute la gloire de Fitzgerald repose sur la traduction de 158 quatrains de Khayyâm, cependant il ne semble pas, de nos jours, remporter l'adhésion de ses pairs. A titre d'exemple, Robert Graves, (1895-1985), autre grand poète anglais, a rejeté la traduction de son compatriote en donnant une nouvelle version portant celle-ci sur le côté soufi dans la poésie de Khayyâm. Oui, les temps changent et les lectures, elles aussi, suivent le mouvement de l'existence. Là où le mystique apparaît, le pourfendeur de toute la création ne manque pas, lui aussi, d'imposer son point de vue. Sadek Hedayet, (1903-1951), le romancier iranien qui s'est suicidé à Paris, avait donné une autre version en persan dans les années 1930, où il mettait l'accent sur le côté existentialiste de Khayyâm. Et cette même version fut prise à partie par des adversaires qui voyaient en lui un homme sans profondeur philosophique. Connaît-on vraiment Homère ? A-t-on une idée exacte de l'Iliade et de l'Odyssée ? On peut se poser autant de questions à l'endroit des quatrains de Omar Al Khayyâm sans cependant avoir une réponse précise. Les différentes traductions sont là pour le prouver. Quel est donc ce traducteur adaptateur qui va le trahir une fois de plus ?