Un grand désordre règne à l'entreprise publique de Télévision. Les professionnels de l'audiovisuel se plaignent du « favoritisme » que feraient les dirigeants de la Télévision à l'égard de certaines boîtes privées. L'animosité tient également ses racines du fait que des sommes considérables sont mobilisées pour faire de grands « flops ». Du coup, les rumeurs les plus débridées courent sur les relations entre les dirigeants de la Télévision publique et les responsables des maisons de production. L'affaire pourrait faire l'objet d'un formidable scénario. Une intrigue dans laquelle se mêlent l'argent, des zones d'ombre et une fabrique de rêves. L'affaire pourrait être portée à l'écran, sauf que c'est l'histoire de la Télévision elle-même. La production cinématographique et audiovisuelle algérienne est, de l'avis des professionnels du secteur, à l'agonie. Ils dénoncent les nouveaux « patrons » qui, pour l'appât du gain, vident la culture algérienne de son âme comme on déposséderait de ses bijoux une vieille dame sur son lit de mort. « Il y a, dans ce secteur, un clientélisme patent. Une conception tribale de la production audiovisuelle. Il y a danger lorsque cela est entre les mains de gens qui n'ont aucun talent. Si ces personnes avaient un certain savoir-faire, ce ne serait pas grave. Mais il se trouve qu'on éduque les gens au mauvais goût, à des valeurs qui ne sont pas les nôtres », nous dit Malika Laïchour Romane, réalisatrice-productrice de la maison Rive blanche qui a réalisé notamment des documentaires pour les chaînes Arte et BBC, ainsi que pour Canal Algérie. Cette « conspiration de l'imposture » – selon les termes de Mme Laïchour –, rares sont les personnes qui osent la dénoncer à visage découvert. Dans la mesure où il y a un « marché unique », les « vrais » professionnels du cinéma et de l'audiovisuel se retrouvent ainsi contraints d'accepter, sans mot dire, une situation qu'ils jugent « anormale ». L'enquête que l'IGF effectue actuellement à l'Entreprise publique de la télévision (EPTV), aurait pu confirmer ou contester définitivement les rumeurs – parfois débridées – qui circulent sur les relations entre des gestionnaires bien établis à l'entreprise et les gérants des boîtes de production privées. Réclamant l'anonymat, un cadre de l'EPTV exprime son point de vue personnel en ces termes : « Oui, des contrôleurs de l'IGF se trouvent bien ici. A ce que je crois, c'est la tutelle ministérielle qui les a saisis. Mais de là à penser que cet audit puisse révéler quoi que ce soit de spectaculaire, je ne crois pas que ce sera le cas. Le rapport final comportera tout au plus des remarques de gestion au plan général et quelques observations de détail, et sans suite. » Faux semblant, faux contrôle ou omerta avérée ? Le fait est que la « production exécutive » s'est généralisée à la télévision publique. Certains estiment que ces maisons de production ne font que gérer l'argent public. « On ne peut pas parler de véritables producteurs en Algérie. Il y a des boîtes qui reçoivent l'argent et qui le gèrent. Alors qu'un producteur doit savoir déceler un bon projet et le développer, ceux-là prennent un scénario déjà accepté par la commission de l'EPTV et ils le produisent », nous dit un réalisateur-producteur algérien qui, ayant des projets avec l'EPTV, n'a pas souhaité être cité. Et d'enchaîner : « Ce n'est plus le rêve qui ramène les gens à ce métier. Les gens veulent gagner de l'argent. Il n'y a plus de création, il n'y a plus cette fusion entre l'imprévu, l'inattendu et l'étonnant. » Babor D'zaïr, Babor l'ENTV ? Le concepteur de « Alhane wa chabab » – émission phare que d'aucuns dénomment aussi « Alhane wa ahbab »–, Ameur Bahloul, suscite des réactions contradictoires. Créée en 2002, la maison Maghreb film productions a déjà produit une vingtaine de feuilletons et d'événements, dont Alger, capitale de la culture arabe 2007, Le Fennec d'or, les Jeux panafricains et les sitcoms Binatna et Babor D'zaïr. Les producteurs concurrents s'étonnent de la prolifération des marchés (dont certains sont estimés à coup de milliards) obtenus par cette boîte. Quand nous nous sommes présentés à ses bureaux installés au Sheraton, Ameur Bahloul, patron de Maghreb film « occupé à profiter des fortes senteurs d'une chicha », nous a d'abord rabroués, disant qu'il était « fatigué » d'un voyage récemment effectué et nous demandant de revenir le lendemain. A la seconde rencontre, il s'est montré « excédé » par les suspicions qui entourent sa maison de production. « Les gens qui racontent ces bêtises sont ceux qui ne travaillent pas », argue-t-il. C'est que l'on raconte, sans que personne n'ait pu le prouver, que certaines boîtes privées servent de sociétés écrans à des dirigeants de la Télévision algérienne. Sid Ahmed Guenaoui, gérant de la maison Sd Box, réfute, lui aussi, les affirmations selon lesquelles la Télévision ferait du « favoritisme ». « Quoi qu'on en dise, la Télévision fait du social. Même s'il y a une multitude de boîtes de production et tout le monde travaille, même ceux qui sont incompétents. L'ENTV remplit son rôle de service public. La Télévision ne peut pas tout prendre en charge à elle seule. C'est le seul client potentiel. Si elle n'était pas là, on ne travaillerait pas. Elle traite même avec les soi-disant boîtes de communication, ceux qui possèdent un registre du commerce et qui se disent producteurs », assène-t-il. Et d'enchaîner : « Nous n'avons pas les faveurs du DG et pourtant on travaille. Que ceux qui se plaignent du favoritisme nous disent ce qu'ils ont fait. » Toutes nos tentatives pour décrocher un entretien avec le directeur de l'EPTV ou l'un de ses délégués sont restées vaines. Dans un tel climat, certains producteurs privés ne réussissent pas à émerger. Dahmane Ouzid, le réalisateur d'El Ghaïb, a tenté l'aventure, mais sa maison de production n'a pas survécu. « Une société qui ne travaille pas coûte très cher (il faut notamment payer les impôts). La situation est assez compliquée. La Télévision travaille avec les boîtes qu'elle connaît et auxquelles elle fait confiance. Cela est, à mon avis, tout à fait normal. Mais il est difficile pour les autres sociétés de se faire une place. Nous ne sommes pas là pour dire pourquoi l'autre et pas moi, mais il faut reconnaître qu'il ne peut pas y avoir un cinéma algérien sans une contribution de l'Etat. Le métier de producteur cinématographique en Algérie est une chimère », estime M. Ouzid. Les « extraterrestres » de la production Mme Laïchour se plaint de ce qu'elle appelle les « extraterrestres » de la production, ceux qui gonflent le budget en demandant de faire le montage des productions audiovisuelles à l'étranger alors que les laboratoires existent en Algérie (ce qui n'est pas le cas pour la production cinématographique). « Il y a des gens qui ouvrent des boîtes. On ne sait pas qui est derrière. Des gens de l'ombre qui pervertissent les prix. Ils font des films qui, de l'avis même des bailleurs de fonds, feront un bide (…). Et à peine ont-ils ouvert leur boîte qu'on les voit avec des 4x4 et d'autres luxueuses voitures et qu'on leur déroule le tapis rouge. Ils font une mauvaise réputation à notre métier », s'insurge Malika Laïchour Romane. Elle ajoute : « Ce ne sont pas les personnes qu'il faut blâmer. Des voyous, il y en a et il y en aura toujours. C'est le système qui pose problème. » Le mot est lâché. Le « système » manque de transparence. Il y a bien une commission de lecture au sein de la télévision qui devrait, en théorie, statuer sur les projets, mais cela semble être insuffisant. Un ancien cadre de l'EPTV, qui a sollicité, lui aussi, l'anonymat, nous dit qu'il y a bel et bien du « copinage » dans les transactions commerciales. « Beaucoup de dossiers sont déposés au niveau de la commission de lecture. Le DG peut intervenir pour accélérer le processus. C'est ainsi que certains enchaînent un feuilleton après l'autre. Tout le monde entre dans la combine, même ceux qui sont en bas de l'échelle », nous dit-il. L'exemple le plus « abject » est, à ses yeux, le feuilleton retraçant la vie de Aïssa Djermouni pour lequel la télévision aurait accordé 7 milliards de centimes et qui a connu un grand bide. « Il n'y a pas de critères définis. On choisit les membres de la commission de lecture et on leur laisse le soin d'établir les critères, ceci n'est pas normal. A partir du moment où l'on est dans une situation de fait ‘‘anormale'' (pas d'ouverture du paysage audiovisuel), la situation est perverse. Qui demande des comptes à l'ENTV ? Pour l'heure, rien n'incite à produire plus et mieux. Une seule chaîne ne permet pas de faire travailler tout le monde », argumente Belkacem Hadjadj, réalisateur, producteur, président de l'Association des réalisateurs (ARPA). Pour lui, « le favoritisme existe, mais c'est toute l'Algérie qui fonctionne de cette manière ». « Il faudrait peut-être instaurer un système dans lequel il n'est pas possible de demander l'argent public sans être reconnu professionnellement. Il est nécessaire de reconnaître les boîtes qui sont entre les mains de professionnels. Il y a des ‘‘beggars'' qui s'arrangent, en premier lieu, de placer leurs noms dans un générique en donnant des cachets mirobolants au réalisateur. Puis ils font un autre projet avec les mêmes combines et ils réussissent à s'imposer comme réalisateurs alors qu'ils ne savent même pas dans quel axe ils doivent placer une caméra », ajoute un autre réalisateur-producteur. Où va l'argent ? L'ouverture d'une maison de production ne nécessite pas d'agrément. « Si vous voulez ouvrir votre propre boîte, on ne vous demandera même pas si vous avez obtenu votre 6e », déplore-t-on. Si les cinéastes américains estiment que l'argent investi dans les films se voit, les Algériens ne peuvent pas en dire autant. « L'audiovisuel coûte cher. Avec cette masse d'argent, on aurait pu faire des merveilles », regrette l'ex-cadre de l'EPTV. La mauvaise qualité des productions audiovisuelles est sans doute liée aux problèmes que connaît ce secteur. « On est en train d'institutionnaliser une sorte d'esthétique du feuilleton. Les femmes s'arrachent les cheveux. Imaginez que les gens ont été éduqués à cela. C'est mon plus grand cauchemar. Je ne peux pas faire quelque chose qui ressemble à cela. Mais les gens pourraient ne pas comprendre si l'on fait quelque chose de différent. On sacralise le manque de talent, le mauvais génie, les passe-droits et l'incompétence. En prime, on leur donne des prix, on les invite. Ils se présentent comme réalisateurs. Ils se disent comédiens. Ils font un plateau avec trois bouts de ficelle, ils se disent décorateurs. Le problème émane du fait qu'ils ne sont pas comptables de ce qu'ils font », estime Mme Laïchour. Il est à noter, par ailleurs, que la télévision algérienne n'a jamais été aussi « personnalisée ». « Les mauvaises langues diront que tout ce qui concerne l'argent de l'entreprise, c'est le DG de l'EPTV qui s'en occupe. Avec toutes ces histoires racontées un peu partout, on lui rend service. Ce qui se dit est, peut-être, sans commune mesure avec la réalité. On a peut-être tendance à exagérer. Et là, le responsable en question pourra dire : ‘‘Regardez, je suis clean. Tout ce qui se raconte n'est que de l'intox''. On l'aura ainsi aidé à noyer le poisson », analyse un réalisateur-producteur. En effet, l'enquête de l'IGF à la télévision n'a, semble-t-il, rien donné. Elle pourrait permettre à ses dirigeants de se dédouaner de toutes les accusations portées contre eux. Pendant ce temps-là, la télévision algérienne sombre dans le désordre et le ridicule.