Une émission satirique arrêtée brusquement, des nominations controversées à la tête de médias publics: les journalistes tunisiens soupçonnent Ennahda, le parti islamiste au pouvoir, d'avoir dans le viseur la liberté de la presse acquise avec la révolution de 2011. Si le gouvernement se défend de porter atteinte au travail des médias, des décisions et déclarations polémiques de hauts responsables sont venues renforcer les craintes des journalistes. Jeudi, le ministre de la Santé, Abdelatif Mekki s'en prenait ainsi à des émissions qui "dépassent les bornes du respect". "Il faut respecter les symboles nationaux, le président de la République, le président du Parlement, le chef du gouvernement (...) il faut que la critique soit dans le cadre du respect", a-t-il déclaré. Quelques heures plus tard, le secrétaire général du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Mongi Khadraoui révélait que "la programmation des Guignols a été arrêtée à la suite de pressions indirectes des autorités". L'émission de marionnettes, qui était diffusée quotidiennement depuis à peine un mois sur Ettounissiya TV, traitait de manière satirique la vie politique, et visait particulièrement les dirigeants du pays et d'Ennahda. Les responsables de la chaîne ne se sont pas prononcés sur le sujet, cependant le journaliste Sofiène Ben Farhat affirme qu'une campagne contre ces guignols avait été lancée dans les milieux islamistes. "Il y avait une campagne dans les mosquées, dans les prêches", a-t-il assuré. Cette controverse est loin d'être la première. Une série de télévisions, radios et journaux passés sous le contrôle de l'Etat après la révolution qui a renversé le président Ben Ali, ont vu nommées à leurs têtes des nouvelles directions sans que les rédactions ne soient consultées. Les quotidiens Essabah (en arabe) et Le Temps (en français), qui appartiennent au même groupe, protestent depuis une semaine contre l'arrivée d'un nouveau directeur général dont l'indépendance n'est à leurs yeux pas garantie. Le gouvernement assure lui régulièrement mettre de l'ordre dans le paysage médiatique, après les années Ben Ali, et que les critiques dont il est l'objet témoignent de la liberté des journalistes. "La situation est grave. Sommes-nous aujourd'hui face à une volonté de réforme, ou une volonté de restriction des libertés?", s'interroge l'animateur de télévision Elyes Gharbi, lui-même limogé par les autorités de la direction de la radio Shems-FM en février. "Ce que je vois c'est que (les décisions) se font sans concertation avec les gens du métier, avec les syndicats (...). En l'absence d'une structure indépendante de régulation, les décisions sont prises dans des bureaux isolés", souligne-t-il. En effet, l'Instance indépendante chargée de réformer l'information et la communication (Inric) s'est sabordée début juillet en dénonçant le recours par le pouvoir à des "outils de désinformation et de censure". Dans ce contexte, le SNJT tient vendredi une assemblée lors de laquelle il sera notamment question d'un appel à la grève générale. Les autorités insistent, elles, sur leur ouverture au dialogue. Le Premier ministre Hamadi Jebali, issu d'Ennahda, a d'ailleurs reçu des représentants de la profession jeudi. Selon un communiqué du gouvernement, les participants se sont mis d'accord sur la création d'un "cadre de concertation" afin de "résoudre les problèmes à travers le dialogue". Dans la foulée, les syndicats de la télévision tunisienne ont annoncé renoncer à une action de protestation, le port d'un brassard rouge à l'antenne, prévu le 27 août, afin de "favoriser l'instauration d'un dialogue constructif".