Pour qu'une certaine fraîcheur reste perceptible dans l'évocation narrative tout en continuant à nourrir de sa sève le souvenir de la fameuse nuit qui a creusé le tombeau du colonialisme français en Algérie, cette année, nous avons cru opportun de rompre avec la tradition qui veut que l'hommage soit d'abord rendu aux héros disparus. Cette année nous avons choisi de nous intéresser à l'état d'esprit des jeunes et des adolescents peu avant et pendant la nuit du 1er novembre 1954 à laquelle certains d'entre-eux ont été confrontés sans le savoir et sans s'imaginer qu'un jour viendra où des milliers d'entre-eux répondront à son appel. Au cœur comme aux alentours des villages, des bourgs, des hameaux de la plaine des Issers, l'automne 1953 s'annonçait flamboyant. Les vendanges achevées, on se préparait à terminer l'année en apothéose, les colons plus que nous bien sûr. A Bordj-Ménaiël où j'ai vécu épisodiquement mon enfance, comme pour les saisons précédentes, la fête des vendanges figurait en bonne place dans le calendrier agricole. Je me souviens de cette période comme si c'était hier et en particulier de la métamorphose saisonnière du vibrionnant commissaire de la police municipale, le dénommé Fornès qui, dès que les sécateurs des vignerons rejoignent les remises, s'improvisait percepteur spécial. Comment ? En «faisant cracher au bassinet»- une des rares expressions argotiques qu'il prononçait correctement- les commerçants musulmans du village. Et des commerçants à Bordj, il y en avait des centaines. Comme on risquerait de le croire l'argent «recueilli» n'allait pas au trésor municipal mais trouvait refuge dans la caisse du comité des fêtes que présidait le secrétaire général de la Mairie, un certain Magnani, la référence même du racisme local..La moisson du racket était toujours mirifique. Agissant pour faire croire au respect d'une certaine forme d'équité, la municipalité et les colons versaient, de leur côté, une quote-part qu'ils s'empressaient de récupérer, en s'arrogeant le droit de louer des espaces de stationnement pour les véhicules durant les trois jours « de fête des vendanges » prévus à cet effet. Leur tour de passe-passe était si efficace que les frais occasionnés par le divertissement programmé étaient amortis avant même que les lampions ne tirent leur révérence au village. Jusqu'ici point d'humiliation ostentatoire hormis celle subie rituellement par les commerçants qui, silencieux, étaient contraints d'ouvrir leurs tiroirs-caisses au racket du commissaire de police pour éviter les tracasseries que celui-ci organisait contre eux tout au long de l'année à chaque fois qu'il sentait le besoin de leur montrer « qui commande ici..».Tout va bien donc. Un jour pourtant un commerçant de la «jeune génération» osa réagir en demandant au commissaire si, en contrepartie de l'argent qu'il versait, il lui était possible de participer à la fête au même titre que les « pieds-noirs » de la circonscription qui, eux ne payaient pas le moindre Kopek pour se divertir. Réponse outrancière du sergent de ville : -Tu le peux bien sûr ! Mais à condition que tu amènes ta femme avec toi ou ta sœur si tu n'es pas marié et que tu ne rougisses pas si on la serrait de près en dansant avec elle. Le commissaire savait parfaitement où le bât blessait le plus cruellement la dignité des Algériens. Suprême humiliation pour quelqu'un qui, en plus de l'insulte qu'il venait d'accuser, mal, prenait soudain conscience qu'il se laissait chaque année dissiper d'une substantielle somme d'argent dans le seul but de procurer du plaisir au colonat local.. L'acte du commissaire relevait de la plus vile des escroqueries jamais tentée sur une communauté exclue du droit élémentaire. Et il venait tout juste de s'en rendre compte. La fête arrive enfin ! Mais que faire de tous «ces gueux» dont le taux d'adrénaline allait inévitablement augmenter au rythme de l'envie et de la frustration au risque de se transformer en délire collectif ? La mairie y avait pensé. Puisque les espaces de divertissement étaient interdits aux autochtones, le maire, comme chaque année, déployait beaucoup de ruse pour les enferrer dans les jeux de hasard. C'est là qu'ils allaient flamber leur dernière chemise sous la discrète surveillance du commissaire et de ses comparses chevronnés, des musulmans comme les autres, qu'il utilisait aussi comme indicateurs à plein temps tout au long de l'année… Les «donateurs» indigènes étaient-ils quittes pour autant de leurs déboires ? Eh bien non ! Car à l'instar de leurs ascendants, leurs enfants n'en seront pas épargnés pour autant… Voici comment ! La veille des festivités, le commissaire de police réunissait dans une salle de la mairie, les plus allergiques d'entre-eux au toucher du drapeau « bleu-blanc-rouge» pour les doter de carnets à souche dont ils étaient tenus d'échanger les tickets contre une certaine somme d'argent à chaque fois qu'un festoyeur se présentait pour garer son véhicule. LES TUEURS DE LA MAIN ROUGE ET DU 11E CHOC Le drapeau à la main, ils orientaient les véhicules jusqu'à leur lieu de stationnement. L'argent recueilli était ensuite reversé à un préposé chef qui devait le déposer à la mairie. Ainsi l'entourloupe tant redoutée devenait réalité. Mais les jeunes n'étaient pas là pour juger. Parmi les embrigadés de force ou par chantage dans le gardiennage douteux , il y en avait qui, percevant le caractère ignominieux de l'humiliation qu'on leur infligeait, feront tout pour ne pas être visibles l'année suivante à l'approche de la même échéance. L'année qui suit c'est celle de 1954 justement, elle aura le caractère symbolique d'un évènement qui marquera ad vitam aeternam l'histoire de l'Algérie. Mais patience. Est-ce un hasard ou une prémonition, j'apprends tout à fait fortuitement quelques jours plus tard qu'un groupe de jeunes de Bordj, âgés entre 19 et 23 ans, était sur le point de créer un orchestre de variétés. Un orchestre identique, semble-t-il, à ceux qui se succédaient tout au long de l'année sur la scène du «Café de France» au village pour divertir sa clientèle ? Un semblable ? Tiens donc ! Voilà qui me parut soudain relever sinon du délire du moins de la fantaisie. Pourtant je savais que, malgré l'intensité du racisme anti-noir aux Etats-Unis, les orchestres dirigés par des Afro-américains étaient pléthoriques. Alors pourquoi pas nous ? Et c'est bien ce qui se produira. J'étais alors interne à Tizi-Ouzou. Aussi est-ce avec une régularité de métronome que je saisissais toutes les occasions qui s'offraient à moi pour «descendre» à Bordj-Ménaiël pour vérifier si l'information concernant l'orchestre n'était pas une rumeur. Après plusieurs tentatives, j'arrive enfin à confirmer son existence, l'orchestre ayant fini par sortir du rêve pour devenir réalité. Ses promoteurs ? Des enfants du village dont la moitié eût figuré dans la catégorie des notables si le colonialisme n'avait pas été aussi férocement réducteur. Des jeunes dont les familles vivaient dans la dignité sans crouler sous l'aisance. Parmi ceux-ci, on retrouvait les humiliés du commissaire qui, nullement découragés, s'étaient résignés à envahir les internats du Lycée de Maison Carrée (El-Harrach) et d'Alger pour échapper à sa vindicte. Ils avaient les moyens et c'est tant mieux car la plupart d'entre-eux finiront dans l'élite. Redoutable compagnon de route durant les années 1950, le diplôme d'études supérieures devenait prétexte aux tueurs à gages de la «main rouge» pour liquider les futures élites algériennes. C'est ce qui arriva à deux de nos copains ; les frères Toumi : El-Hadi et Mahdi qui, appartenant tous deux à l'avant-garde des supporters de notre orchestre de variétés, seront ravis à leurs parents et amis par «la main rouge», la guerre de libération nationale à peine entamée. Ils avaient 19 et 20 ans.. Car, à l'instar de ce qui s'était passé au Viêt-Nam ou à Madagascar à la fin des années 1940 et plus tard, les stratèges en «dépeuplement élitaire» dans les colonies de la France impériale, avaient tout prévu pour éradiquer les élites où qu'elles soient, sachant quoi qu'il arrive, qu'elles prendront aussitôt le relais de l'occupant une fois l'indépendance proclamée. A Bordj-Ménaiel plusieurs compatriotes mourront sous la mitraille des tueurs du 11ème Choc, un régiment d'élite spécialisé dans l'assassinat en série des élites indigènes. Dépendant à l'époque du SDECE, baptisé aujourd'hui DGSE, le 11ème Choc l'était au même titre que la «main rouge» qui constituait en fait son vivier le plus sûr pour porter haut l'étendard des tueurs à gages de la «mission civilisatrice de la France» en Algérie. L'ORCHESTRE DE LA LIBERTÉ Je ne vous avais pas dit que les dirigeants de l'orchestre m'avaient recruté entre-temps. Je vous le dis. J'avais alors entre 14 et 15 ans. Pourquoi moi ? Parce que j'étais, semble-t-il, à l'aise derrière la grosse caisse d'une batterie, les baguettes à la main. Tour à tour, avec un autre membre de l'orchestre, il m'arrivait aussi de donner de la voix en chantant le répertoire de l'époque. Mais notre orchestre, je l'apprennais plus tard, n'est pas né d'un caprice un jour de bonne humeur de l'un de ses pères-fondateurs. Une idée l'a sous-tendu depuis sa création, celle de se rendre utile en palliant de son mieux au manque de moyens des franges les plus démunies de notre société à l'époque. Comment ? En se rendant auprès des familles pauvres pour leur apporter un peu de joie, en prenant notamment en charge gracieusement la partie divertissement des mariages ou des baptêmes qu'elles projetaient d'organiser. Nous ne leur louions pas nos services, nous nous déplacions pour égayer leur fête. Que de fois nous avions pleuré de concert avec eux une fois arrivés au terme de notre prestation. En général vers 2 heures du matin. Nous étions tellement heureux de nous faire plaisir que nous réussissions à faire plaisir à plusieurs familles habitants plusieurs villages de la région durant les vacances d'été, que ce soit à Rouafâa ou à Timezrit. Et devrais-je encore l'avouer, nous passions d'agréables moments avec eux. Cette année là, 1954, un automne particulièrement brumeux se préparait à quitter la saison. Et voilà qu'en passant devant la boulangerie du père de feu Embarek Amazouz, ancien médersien et ancien directeur général de la SNED décédé il n'y a pas longtemps, l'un de ses frères, Youcef qui faisait partie de l'orchestre lui aussi, m'interpella pour me dire que nous êtions invités à nous rendre le lendemain dans un village proche de Zemmouri, autrefois Courbet marine, à la demande d'une famille démunie de la région. Et nous voilà de nouveau sur les routes sur une brinquebalante C.4 (une Citroën du début du 20ème siècle) cinglant vers Zemmouri. Comme d'habitude, nous ne démarrions jamais avant d'avoir diné chacun chez soi, pour ne pas grever la facture de nos hôtes qui était déjà mince. Je me souviens ce soir-là que nous avions beaucoup souffert de l'humidité marine, autant que notre batterie qui avait pratiquement rendu l'âme en rendant des sons tellement «plats» que les autres instrumentistes souffraient de ne pas suivre le rythme qui lui revenait d'assurer. Bref, vers une heure du matin nous saluâmes nos hôtes, la tête basse et nous voilà sur le chemin du retour vers Bordj. Il faisait froid et comme nous êtions déçus de notre représentation, nous préférâmes nous taire, pressés que nous étions d'en découdre avec Morphée pour oublier notre fiasco. Nous roulâmes en silence jusqu'à l'orée du village. C'est à partir de là que nous vîmes se profiler au ciel un panache de fumée. Instinctivement, nous accourûmes vers ce qui paraissait ressembler à un incendie. Et c'en était un justement ! Arrivés à une cinquante de mètres du brasier, nous descendîmes du véhicule et nous nous précipitâmes pour renforcer la colonne d'individus qui, bidons d'eau en main, assurait la rotation pour éteindre l'incendie qui, sous la poussée d'un violent vent d'ouest avait fait des ravages dans la ferme des Escalès : une famille de Mahonnais dont le racisme défrayait la chronique de la région à longueur d'année. Miraculeusement, hormis le matériel agricole qui a rapidement cramé, aucun membre de la famille Escalès n'a été touché par les flammes. Des ouvriers saisonniers en revanche ont été gravement brûlés, deux d'entre-eux au 3ème degré dont un décédera sur le chemin de l'hôpital de Ménerville (Thénia).Jusque-là là rien d'anormal, un incendie frappant un domicile ou une ferme, sans distinction tous les hommes disponibles, indigènes surtout, s'ébranlent pour lui porter secours. C'est ce qui s'est passé à Bordj-Ménaïel durant la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954. Le véritable sens de ce qui s'est passé cette nuit là, c'est la presse coloniale qui nous l'apprendra par ses livraisons du soir. «Des bandits, selon elle, s'étaient livrés à des attentats contre «des familles isolées dans leurs fermes». La guerre de libération était en route. Une guerre pour tous : hommes, femmes, jeunes, adolescents et parfois même des enfants.