Celui qu'on a affublé dans son village du surnom d'Arezki Tapie, pour une richesse supposée et, assurément, exagérée, a longtemps vécu à Paris. Lui, il corrige toujours son interlocuteur. « Attention, j'ai seulement travaillé quinze ans », rappelle-t-il. Il n'a pas connu les soubresauts de mai 68 et ignore tout du combat de Simone Veil pour défendre le droit à l'avortement. Il aimait alors les films d'Alain Delon, les émissions nocturnes de Max Meynier mais ne lisait aucun journal. Sa tête retentit encore et seulement du bruit infernal des machines de l'usine où il a travaillé. Etrangement, il a comme tout oublié de cette période. Il se demande seulement parfois si on produit toujours les mêmes voitures dans les immenses ateliers de la Courneuve. De sa jeunesse, il a gardé surtout le flair du chasseur. Depuis qu'il est revenu vivre dans sa région natale, il ne manque jamais de retrouver ses amis qui ont préservé la même passion ravivée à chaque rencontre. Ils ne sont plus nombreux, mais il se suffirait du dernier de la bande. Ils aiment évoquer ensemble ces sorties en hiver le long des collines enneigées. Ils suivaient alors pas à pas les traces des lièvres qu'ils retrouvent parfois immobiles et incapables de détaler. Jeune homme, il ne manquait jamais de rejoindre le groupe de rabatteurs qui pénétrait dans les profondeurs de la forêt pour débusquer les sangliers. Des gens inconnus de lui venaient de la capitale pour chasser. Les bois retentissaient durant une bonne partie de la journée de cris, de jappements de chien et parfois de souffles puissants des bêtes traquées qui brisaient avec fracas les branches pour fuir le danger. Il prenait seulement soin à ne pas se retrouver sur la ligne de mire d'un chasseur réputé pour sa mauvaise précision. En été, la nature réveillait ses souvenirs de berger. La saison ne se pare pas de couleurs et l'herbe et les fleurs s'étiolent. Il n'a pas oublié le jaune des épis de blé, le chant interminable des cigales et les bataillons d'insectes qui agacent les bêtes. L'été brûlait tout mais ne réduisait jamais au silence les oiseaux. Dans les fourrés, à l'ombre des buissons, il lui arrivait de surprendre les jacasseries d'une pie, ou de sursauter quand s'envolent un régime de perdrix. Les nids se sont vidés mais les champs de chardons se hérissent de moineaux et de mésanges. Rien ne ressemble désormais à rien. Le long des sentiers qui déchirent la forêt, nulle trace de lièvres et les enfants ne connaissent plus les noms d'oiseaux disparus. Ils courent derrière les chardonnerets munis de cages et ne prennent plus le temps de suivre un vol gracieux ni de vibrer à l'écoute d'un chant mélodieux. Tiens, la dernière fois, son fils, qui aime rouler la nuit, lui a raconté qu'il n'a jamais vu un lièvre. La nuit était pourtant propice aux déplacements des hérissons ou des chacals. Dans l'herbe, il ne voit plus ces serpents qui se faufilaient entre les pierres, ni ces essaims d'insectes qui s'accrochaient à son pantalon. Nulle part, il ne surprend le lézard faussement endormi dont la langue happait tout insecte de passage. Nulle trace des bousiers qui ahanent à rouler les excréments et des longues trainées de fourmis qu'il admirait enfant. L'autre fois, il a poussé jusqu'au lac où les tortues s'ébattaient sur le rivage herbeux. C'est le lac lui-même qui a disparu. Il a déjà constaté qu'en hiver peu d'oiseaux s'aventuraient encore dans le jardin de la maison. Au printemps, les branches d'arbre sont vides de nids d'où tombaient, parfois, au grand plaisir des chats, des oisillons qu'ils venaient disputer aux fourmis. La canicule de cette année a comme pétrifié un monde où les grenouilles ont aussi cessé de coasser. Dans le ciel, il y a si longtemps que les étourneaux, gibier de choix, ont cessé de tournoyer. Ils ont laissé le champ libre aux corbeaux qui se repaissent des décharges.