Les situations de déni de droits et la domination ont immanquablement donné naissance à de grandes œuvres littéraires ou musicales. Alexandre Soljenitsyne n'aurait jamais écrit ses romans sans les dures expériences qu'il avait connues et vécues dans la Russie soviétique. Le mot imprimé ou déclamé dans la Grèce des colonels ou durant les dictatures sud-américaines fut un souffle de révolte et d'indignation. C'est le massacre dans le village de Guernica en avril 1937, durant la guerre d'Espagne, qui inspire à Picasso l'une de ses plus belles toiles. La parole incandescente s'est toujours nourrie des atteintes à la dignité. Nazim Hikmet n'aurait pas composé ses strophes incendiaires sans la tyrannie qui brimait les rêves. La contestation s'est toujours abreuvé des injustices comme l'écrivit un critique à propos du Reggae citant le poète Jacques Prévert qui clamait que « c'est toujours dans les bas-fonds qu'on pousse les hauts cris ». La douleur inspire, cherche un exutoire, un adversaire plus que le bonheur qui se vit et dont on préfère se délecter en cachette. Dans l'Algérie du parti unique également, la chanson kabyle et le raï furent, chacun à sa manière et sur un ton différent, des vecteurs de contestation de l'ordre politique et social. Le manque de liberté nourrit les colères mais l'avènement de celle-ci a pour effet quasi immédiat de stériliser et de faire tarir l'inspiration. C'est ce que vérifient, à leurs dépens, les poètes et les chanteurs dont la parole puise sa force dans la dénonciation. Ce qui avant paraissait iconoclaste relève de la normalité, voire de la banalité. Le groupe Edey a supplanté Debza et Mohamed Allaoua a relégué loin derrière Ideflawen qui a cessé presque d'exister. Et que devient Baâziz ? La chanson engagée s'essouffle et peine à se faire entendre quand le verbe n'est plus le seul canal de contestation dans la société. La presse, les associations et maintenant les réseaux sociaux prennent le relais. Partout « la protest song » est en recul. Elle éprouve des difficultés à avoir le panache du temps où l'heure était aux révolutions. Le rap semble avoir pris le relais mais il s'agit davantage d'un cri de colère, d'une musique qui fait la part belle aux outrances de l'époque. Ce changement d'époque, de priorités et des réalités explique aussi le repli des chants patriotiques. Durant la période coloniale, ils avaient un plus grand retentissement. Incarné par des artistes comme Mahmoud Azziz, Ababsa ou Taleb Rabah, le genre n'avait presque plus sa raison d'être une fois le rêve devenu réalité. Ceux qui après, avec diverses intentions ont perpétué la chanson patriotique, entretiennent laborieusement un devoir de mémoire. Le genre avait sans doute sa place mais ses épigones n'ont jamais pu perpétuer la force et l'émotion qui se dégagent des chants nés en pleine guerre. A quelque chose malheur est peut-être bon. La musique retrouve sa vocation, celle d'être en ces temps d'ouverture sur le vaste monde un creuset d'expérimentations musicales qui s'adressent à l'émotion et cultivent le sens de l'esthétique. Elle requiert désormais plus de créativité. La lecture est aussi en perte de vitesse. Dans une société où comme le fit remarquer récemment dans un entretien à un hebdomadaire français le romancier américain John Irving, « l'écrasante majorité des passagers du métro sont obnubilés par leurs portables, sur lesquels ils ne dévorent pas Moby Dick ». Mieux que toute parole ou écrit, la technologie se charge désormais d'opérer les révolutions au pas de charge.