Il existe peu de foyers algériens où ne trône pas le cadre d'un martyr. Le sacrifice de chacun est le prix d'une indépendance chèrement acquise. Le sourire du jeune oncle, mort bien avant sa naissance, est inoubliable. Il frôlait la tristesse sans susciter une quelconque compassion. On aurait dit qu'il s'était contraint à effacer toute expression de joie sur son visage. Celle-ci affleurait pourtant dans ses yeux. Il n'arrivait pas à en dissimuler d'imperceptibles signes. Son portrait était au milieu de celui de ses parents. Il avait peine à reconnaître dans l'homme arborant une épaisse moustache et raidi dans son costume cravate, son grand-père. Il l'avait toujours connu engoncé dans son ample gandoura, la tête recouverte d'un turban blanc aux franges jaunâtres. S'il s'était coiffé d'une casquette, il ne s'était pas départi de son regard sévère, qui inspire toujours une vague peur. Il semblait décocher une réprimande à la grand-mère, tout aussi méconnaissable. Elle portait un foulard dont s'échappaient quelques mèches qui retombaient sur ses épaules. Quand son regard s'attarde sur elle, il a peine à croire que le bout de femme, qui ne s'est jamais relevée d'une méchante maladie, ait pu être un jour cette dame au regard espiègle et au sourire épanoui. L'oncle Rezki est tombé au champ d'honneur en 1959. Son père s'était alors fait confirmer la triste nouvelle, mais n'avait fourni aucun détail aux siens. Son silence cachait une tragédie qu'il ne voulait pas dévoiler. La famille apprit bien plus tard les circonstances de la mort d'un groupe de jeunes, cisaillés à la fleur de l'âge. Ils étaient quatre dans ce refuge bombardé. Repérés et encerclés, ils avaient refusé de se rendre. Les détonations des obus et le crépitement des armes ont retenti toute une matinée. Quand un silence s'étendit sur l'endroit, une vieille femme se précipita sur les lieux où s'élevait encore de la fumée. Les corps étaient étendus, méconnaissables, un, sans tête, et un autre, plus loin, n'avait plus ses mains, amas désarticulé de chair sanguinolente. Deux chiens rôdaient déjà et s'approchaient craintivement des cadavres. La vieille fut rejointe par trois personnes qui se mirent vite à enterrer les maquisards dans une fosse commune. Les cadavres de djoundis inconnus. On les appelait « les fils du pays », comme s'ils étaient partout chez eux. Il en a existé qui ne trouvèrent repos dans les cimetières qui, après l'indépendance, vont naître partout. Comme si ces hommes avaient une place à part, ils furent enterrés dans un endroit réservé pour eux. On n'y trouvait ni allées ombrageuses ni petite maison pour abriter, les jours de pluie ou de froid, ceux chargés de creuser les tombes ou d'accompagner le défunt à sa dernière demeure. Seul un mât au bout duquel flotte un drapeau signalait de loin l'endroit. Les femmes ne manquaient jamais les jours de l'Aïd de se recueillir à la mémoire d'un frère ou d'un époux très tôt disparu. Rezki n'a pas eu de privilèges dans la vie et dans la mort. Mort à l'age de 18 ans, il s'est comme effacé. Ses parents l'ont rejoint dans l'éternité. Il conserve une petite place dans le cœur de sa sœur. Nul journal, aucune émission de radio n'ont évoqué son sacrifice. Aucune équipe de télévision n'a foulé les lieux où son sang a coulé, mêlé à celui de ses amis et à la terre. C'est un simple nom, quelques lettres en noir inscrites sur un modeste monument de son village que nulle haute autorité n'est venue un jour fleurir. Sa sœur unique, rescapée de l'enfer de la guerre, n'a jamais su déchiffrer les signes étranges et obscurs. Elle ne manque pourtant jamais de s'arrêter comme si quelque part, l'âme de son frère plane encore sur les lieux.